Le vol, c’est la propriété

Connu pour ses travaux sur l’histoire de la gendarmerie et de la police au sujet de laquelle il a écrit en collaboration une imposante somme récemment, l’historien du XIXe siècle Arnaud-Dominique Houte propose une enquête sur le vol s’étendant des lendemains de la Révolution et de l’adoption du Code pénal aux années 1980. Ce livre important, Propriété défendue, montre comment l’histoire de ce délit entendu comme un phénomène social fait apparaître en creux une histoire de la propriété. Car, loin de se noyer dans des milliers d’affaires, l’historien recense et analyse avec finesse, sur deux siècles, l’ensemble des dispositifs destinés à répondre et à se soustraire aux gestes des voleurs.


Arnaud-Dominique Houte, Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol. XIXe-XXe siècle. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 400 p., 24 €


Des voleurs, en histoire, nous commencions à en avoir beaucoup : des voleurs héroïques (de Mandrin et Cartouche à la bande à Bonnot), de plus minables qui firent le bonheur d’Eugène Sue et peuplèrent les pages des beaux livres de Simone Delattre (Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Albin Michel, 2000) et de Dominique Kalifa (Les bas-fonds, Seuil, 2013), jusqu’aux Apaches de l’entre-deux-guerres photographiés par Brassaï. Les monographies de voleurs, si sympathiques qu’ils soient, comme ces anarchistes fin-de-siècle qui reversaient une bonne part de leurs rapines aux plus miséreux, commençaient à s’accumuler tristement sur les étagères de nos bibliothèques. Les voleuses n’avaient pas même été négligées contrairement aux habitudes, celles des grands magasins par exemple, après que Michelle Perrot les eut, encore la première, débusquées. L’histoire semblait donc avoir fait main basse sur les voleurs et sur les traces qu’ils avaient laissées ici ou là pour les plus maladroits – Arsène Lupin, le prince des cambrioleurs, n’avait pas laissé d’archives aux limiers du passé. Comment allait procéder Arnaud-Dominique Houte pour sortir de ce quotidien des mains courantes des commissariats ? Comment allait-il parvenir à sortir de cette société des voleurs aussi sympathique qu’engluante pour l’historien.ne ?

Propriété défendue, d'Arnaud-Dominique Houte : le vol, c'est la propriété

Affiche (France, 1890) © Gallica/BnF

Une fois passé la porte de la société des voleurs, on a bien du mal à la refermer, à ne pas étudier leurs mœurs à la manière des anthropologues du crime des années 1880. Le juriste et sociologue Pierre Lascoumes, après avoir travaillé avec Philippe Robert sur les blousons noirs (Les bandes d’adolescents, Éditions ouvrières, 1974), suivant la piste ouverte par Foucault  en 1975 dans Surveiller et punir, avait pris très tôt une tangente des plus fructueuses en s’intéressant à la « délinquance en col blanc », les voleurs qui, dès le XIXe siècle, sans fracturer de porte ni briser la moindre fenêtre, détournent de l’argent et s’enrichissent en piquant dans la poche des autres et le plus souvent des contribuables (Élites irrégulières. Essai sur la délinquance d’affaires, Gallimard, 1997). D’autres, comme Christian Chavagneux, ont suivi les petits et grands escrocs qui s’inventent de nouveaux territoires avec le développement de la finance et du monde de la banque (Les plus belles histoires de l’escroquerie. Du collier de la reine à l’affaire Madoff, Seuil, 2020).

Mais, plutôt que de chercher à démasquer de nouvelles figures, plutôt que de se faire l’adjoint d’Alphonse Bertillon à la préfecture de police de Paris, Arnaud-Dominique, Houte entreprend une histoire de la propriété et de la manière dont notre rapport à celle-ci évolue au fil de deux siècles. En ce sens, s’imprégnant de l’histoire des sensibilités d’Alain Corbin, mais inscrivant son travail dans une histoire sociale faisant place à une attention aux objets et aux différents acteurs sociaux qui les manipulent, il parvient à proposer un tableau de notre rapport aux choses et aux lieux du quotidien, à la valeur fluctuante qu’on leur attribue. L’historien pointe ce que les contemporains mettent en place pour les protéger, tous ces dispositifs infra-ordinaires qui apparaissent puis disparaissent pour préserver les biens.

Propriété défendue, d'Arnaud-Dominique Houte : le vol, c'est la propriété

Affiche (France, 1904) © Gallica/BnF

Propriété défendue étant d’abord un livre d’histoire, Arnaud-Dominique Houte propose une périodisation : des années 1830 à 1930, le développement de la « société propriétaire », puis, après la Seconde Guerre mondiale, une mise en crise de notre rapport aux biens avant l’émergence de la société de sécurité dans laquelle nous serions encore aujourd’hui. On pourrait révéler le butin que le lecteur trouvera dans le livre, dire que l’on voit progressivement comment se développent les serrures et autres manières de constituer un espace privé, comment la naissance des assurances contre le vol vient nourrir l’essor de ces équipements, mais aussi comment les voleurs s’adaptent à ces nouvelles contraintes pour pratiquer leur art, visitent de nouveaux lieux (les musées, les bibliothèques, les églises…).

Le tournant est la guerre, avec l’actualisation d’une pratique disparue, le pillage et son avatar officiel, la spoliation. Alors qu’à la fin du XIXe siècle ce sont les libertaires qui appellent au vol, pendant les années 1940-1945 c’est l’État qui devient le voleur. Dans l’après-guerre, le vol ne renaît progressivement qu’une fois la pénurie passée. C’est d’autant plus probant au cours des années 1960. Au moment où la société de consommation bat son plein, la petite délinquance et le vol sont à tous les étages. « Libre-service », est-il inscrit. Plus il y a de biens de consommation, plus il y a de biens et d’argent à voler.

Après avoir marqué un temps d’arrêt, la civilisation de la propriété n’a pas dit son dernier mot. Les barbelés dans la haie ne sont pas suffisants : plus que jamais, l’État doit protéger les biens. Les affaires de légitime défense qui jalonnent les années 1970 (« j’ai eu peur, il y avait quelqu’un chez moi, j’ai pris mon fusil et j’ai tiré ») font monter un climat d’insécurité que le renforcement des effectifs de gendarmes ou de policiers ne peut juguler ; c’est une politique pénale avec un agenda qui est attendu. L’État doit nous protéger des voleurs, et, s’il n’en est pas capable seul, qu’il s’adjoigne des compagnies privées de sécurité. Sans entrer dans l’ère du tout sécuritaire, Arnaud-Dominique Houte montre bien son émergence à la fin de la période étudiée.

Propriété défendue, d'Arnaud-Dominique Houte : le vol, c'est la propriété

Affiche (France, 1905) © Gallica/BnF

L’un des apports nombreux de ce livre est l’étude des déplacements de la menace depuis le XIXe siècle, de la façon, par exemple, dont le vol ordinaire, très présent dans le Code pénal dès sa promulgation, est ensuite supplanté par le vol avec violence, dont « les formes suggèrent l’existence d’un crime organisé ». On voit ainsi dans les discours la fameuse et inquiétante société des voleurs, tapis dans l’ombre, qui n’agissent pas individuellement mais qui partagent des informations, pratiquent une même langue… En cela, cette menace sur les corps renforce l’idée qu’il faut rester chez soi. Alors qu’au XVIIIe siècle, comme l’a montré Arlette Farge, la rue est un espace public partagé, elle tend avec cette menace sur les corps à devenir un lieu que l’on traverse. Dès lors, le livre d’Arnaud-Dominique Houte relève d’une histoire de l’espace public. Les coffres des banques l’intéressent en effet beaucoup moins que les crochets et autres vitres qu’installent les particuliers et qui influent sur la répression des délits. Il a ainsi de belles pages finales sur les centres commerciaux comme laboratoires des dispositifs de sécurité.

Assurément, l’un des résultats de cette enquête sur le temps long est le constat d’une grande permanence qui ne connaît qu’une crise, lors de la Seconde Guerre mondiale. Survient alors ce singulier et noir moment d’un banditisme général, d’une sorte de suspension des valeurs qui autorise un rapport inédit, certes bref, à la propriété de l’autre. Soudain, le vol, le pillage, la spoliation sont légitimes. Et Arnaud-Dominique Houte de souligner aussi qu’à la Libération la parenthèse ne se clôt pas, pointant une histoire mal connue encore de cette sortie de guerre et de ces formes de délinquance. Voler un collaborateur qui avait lui même pillé le logement d’une famille juive déportée ne semble pas relever du droit commun, souligne l’historien. Vingt-cinq ans plus tard, s’emparer sans les payer chez Fauchon de mets de luxe n’était pas un vol mais un « prélèvement », comme aimaient à le dire les militants d’extrême gauche d’alors, avant de redistribuer leur butin dans les bidonvilles de banlieue.

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