Les éditions Fario rééditent un livre depuis longtemps indisponible, d’abord paru chez Gallimard en 1985 dans la collection de Georges Lambrichs, « Le chemin » : Séance de lanterne magique. Cette nouvelle édition, précédée d’un avant-propos qualifié logiquement d’« Après coup », a été entièrement revue et corrigée par l’auteur, Jérôme Prieur. Cet essai-qui-n’en-est-pas-un se présente sous la forme de micro-récits, ou tableaux, (re)mettant en scène des moments mythiques et déterminants du pré-cinéma : les projections publiques et privées de lanterne magique.
Jérôme Prieur, Lanterne magique. Fario, coll. « Théodore Balmoral », 240 p., 19 €
Pour construire cette suite de fantasmagories, Jérôme Prieur se base sur deux épisodes déterminants de cette histoire : celui des spectacles de lanterne magique du ci-devant (époque révolutionnaire oblige…) Étienne-Gaspard Robertson, qui déposa en 1799 un brevet de « spectacle de fantasmagorie », et le souvenir de lecture de la séance éblouissante de lanterne magique qui ouvre À la recherche du temps perdu. D’un côté, la science et le spectacle forain ; de l’autre, l’Art. Ce qui corrobore le constat lucide à la fois d’André Malraux et de Jean-Luc Godard : « D’autre part, le cinéma est aussi une industrie… »
Parmi les figures croisées dans les livres et revues sur l’histoire du cinéma, on peut connaître le jésuite et savant allemand Athanasius Kircher qui, en 1646, avait construit une lanterne magique ; on peut savoir, via Henri Langlois (in Trois cents ans de cinéma), que les spectacles de lanterne magique venaient de l’Arabie du XVIIe siècle ; mais on ignore sûrement que c’est un dénommé Robertson qui déposa, en 1799, en pleine période de Terreur révolutionnaire, un brevet de « spectacle de fantasmagorie », afin de « mettre son art à l’abri des utilisations dangereuses ».
Voici comment le scientifique présenta son invention : « Apparition de spectres, Fantômes et Revenants, tels qu’ils ont dû et pu apparaître dans tous les temps, dans tous les lieux et chez tous les peuples. Expériences sur le nouveau fluide connu sous le nom de galvanisme, dont l’application rend pour un temps le mouvement aux corps qui ont perdu la vie. » La machine à faire « revivre » les corps aimés disparus était lancée… Dès ses débuts, elle était appelée à recouvrir la terre entière, à entrer dans toutes les fictions comme un virus : « Actualité, histoire ancienne, légende, vie privée, rien […] n’arrête la fantasmagorie ».
Robertson est donc en quelque sorte l’équivalent, pour les lanternes magiques, des frères Lumière pour le cinématographe : c’est eux qui les premiers eurent l’idée de breveter leurs inventions pour en assurer et en encadrer l’utilisation commerciale. On connaît ses successeurs, les Plateau, Reynaud, Muybridge, Marey, Demenÿ et Edison. Mais pas ce Robertson ; son patronyme est resté dans l’ombre. Vous me direz : quoi de plus logique pour un projectionniste de lanterne magique, soit un montreur d’ombres ? « Cette part d’ombre consubstantielle aux images nocturnes », écrit Jérôme Prieur dès son introduction. Plus loin, il précise sa pensée : « Un célèbre inconnu, Robertson sait qu’il doit s’attacher à le rester. C’est une question de vie ou de mort. Pour survivre, il doit prendre ses distances, à l’instar de son spectacle. » S’est-on déjà questionné sur cette donnée pourtant très simple : pour que les spectacles de lanterne magique et autre cinématographe fonctionnassent, il fallait la nuit… jusqu’au « cinéma » numérique ? Et si c’était une question de vie ou de mort ? – le cinéaste et théoricien du cinéma Peter Kubelka est d’accord. Mais ceci est une autre question… et nombreux sont ceux qui se fâcheraient avec nous…
Pour tirer cette figure certes occulte mais décisive pour l’histoire du cinématographe, l’auteur, s’appuyant sur les écrits d’écrivains prestigieux qui avaient appelé de leurs vœux ces spectacles d’ombres et de lumière (il en avait dirigé une anthologie aux éditions des Cahiers du cinéma en 1993, Le spectateur nocturne. Les écrivains au cinéma), imagine autant de courts récits, ou saynètes, où apparaissent qui Hoffmann (« Et, peut-être, alors, prendras-tu plaisir à voir défiler sous tes yeux les mille tableaux de cette camera obscura dans laquelle tu auras pu pénétrer »), qui Chateaubriand (« Le cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson »), qui Edgar Poe (« L’introduction artificielle d’un fort courant d’air continu derrière la tenture, […] donnait au tout une hideuse et inquiétante animation »), qui Balzac (« Ce panorama du passé »), et même Schelling (« Le matériau du peintre […] est l’obscurité, et même le côté mécanique de l’art l’y pousse, car les noirs dont il peut se servir sont plus proches de l’effet produit par les ténèbres [tiens, tiens…] que les blancs de l’effet de la lumière »). Quelle archéologie des spectacles de fantasmagorie ! Que de rêveurs définitifs !
Jérôme Prieur se souvient du jeune Marcel Proust : « À Combray, c’est de la lanterne magique que naît la biographie, et l’enfance remonte » : l’enfance de l’art, sans doute… Ou bien : l’enfance retrouvée à volonté… « Et la nuit est aux portes… » Pour le pré-cinéma, il fallait la nuit. Rien de plus éloigné du spectacle de fantasmagorie que le flâneur plus ou moins pressé du « cinéma exposé » en galerie (ou au musée) : « Le “parfait spectateur” est un voyageur immobile, il voit venir le monde entier. »
Ce qui ressort le plus de cette sorte de « liste à la Prévert » des projections lumineuses du pré-cinéma, c’est le côté « Fantômes et revenants ». Le monde de la nuit était alors définitivement celui des fantômes (on se souvient du titre d’un entretien d’anthologie avec Philippe Sollers, dans les Cahiers du cinéma, pour la sortie des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard : « Des fantômes plein l’écran »). On n’avait pas encore inventé le déluge obscène de pixels H24 – ou post-cinéma – de Times Square à New York : « Mais où est l’âme ? C’est ici que commencent l’hébétement et la tristesse », écrivait Baudelaire dans « La morale du joujou ».