Ceux des marais est un premier roman étrange et fascinant. L’atmosphère, l’écriture, l’intrigue nous enveloppent, tout comme ce brouillard qui flotte au-dessus des marais. Envoûtés par ce climat inquiétant, nous en sommes réduits à suivre les pérégrinations du docteur, et à imaginer ses photographies, captivés par ce personnage tout aussi mystérieux que le récit de Virginie Barreteau.
Virginie Barreteau, Ceux des marais. Inculte, 192 p., 16,90 €
Dans les années 1960, un médecin passionné depuis ses études par la photographie, et aussi par les complexités de l’humanité, visite ses patients des marais, passant de maison en maison dans sa barque à fond plat. Chacun lui fait plus ou moins confiance, chacun sait qu’il a des pouvoirs magiques, celui de guérir, mais aussi celui de photographier et peut-être alors de prendre l’âme de ceux qu’il capture dans son appareil.
Ceux des marais décrit des habitants hors du temps. L’écriture de Virginie Barreteau leur donne voix : de nombreux dialogues constellent le récit, nombreux mais brefs, parce que les habitants sont peu habitués à la parole, qu’ils ne maîtrisent pas toujours bien. Ils s’incarnent aussi dans des corps abîmés, tordus, vieillis trop tôt, ou malades. Quel est cet étrange pays qui tient lieu de décor au récit ? Qui sont ces habitants ? Appartiennent-ils à une autre espèce d’êtres, ceux qui ont une « densité minérale », et qui dégagent parfois, pour les enfants, « une douceur végétale » ? Humanité et nature s’épousent si étroitement dans cet étrange pays que leurs contours s’estompent parfois.
Une intrigue se dessine, dans les méandres des marais : un homme, apparemment si gentil, contrairement à d’autres qui se distinguent par leur rudesse, disparaît. Où est Pacot ? Françoise, son épouse, éplorée, l’attend chaque soir. Prise de folie, elle erre parfois dans les marais, l’appelle. Autour de cette disparition s’entremêlent les destinées de chacun, faites de presque rien, mais de riens qui font tout : des naissances, des morts, des histoires de sang, et parfois d’amour. Pour parachever l’ensemble, la nature et ses odeurs douceâtres de vase, de bois pourri, d’eau, l’odeur des corps sales, des patates et des choux. Les changements sont moindres : le niveau de l’eau, la tempête possible, la lumière puis la nuit qui monte de la terre, rien de plus : « Il ne se passe que le vent qui souffle, le vent siffle et s’enroule, gonfle et balaie tout l’espace et souffle. Pacot reste introuvable. Le marais, encore blanc d’eau, tend ses miroirs au ciel laiteux. Il marche dans la mélasse des jours, il pousse sa barque. La battue n’a rien donné. »
Les habitants des marais sont des créatures fascinantes pour le lecteur, mais aussi pour le docteur. Chaque visite, chaque rencontre est recomposée dans le fantasme photographique, qui ne peut toujours être satisfait. Cela le « démange », comme devant « cette fille et son fœtus sur ce lit sanguinolent au milieu des décombres », mais le mari ne comprend pas comment la photographie prise pourrait être le prix d’une visite, et il préférerait donner des choux ou des patates : « Il toise le docteur d’un air suspicieux. Qui sait ce qu’il fera de la photo, puis pourquoi garder une image aussi humiliante ? » Comment considérer l’art qui prend pour objet la misère ? C’est aussi une question posée par l’autrice. De cette pauvreté des marais, d’une population oubliée de tous, qui vit dans le plus complet dénuement, totalement à l’écart, hors de tout progrès et de tout confort, émane une poésie étonnante, saisie par le docteur, et par l’écrivaine.
Virginie Barreteau est aussi dramaturge et comédienne. Est-ce cette particularité qui lui permet de donner si bien voix et corps à ses personnages ? L’autrice nous fait pénétrer dans un univers insolite et réaliste à la fois, qui flirte avec le fantastique à certains moments. En lisant, on pensera – curieux cocktail – à l’atmosphère particulière du Roi sans divertissement de Giono, mais aussi à certains films de Béla Tarr, dans la manière qu’elle a de décrire les intérieurs des masures, les mouvements des corps, mais aussi par la lenteur des plans. L’écriture de Virginie Barreteau est photographique tant elle saisit chaque ombre, chaque nuance, comme dans cette description qu’elle donne de la mère de None, fossoyeur : « Elle, aux doigts nerveux qui n’arrêtent pas de se recoiffer tout le temps, avec de minuscules gestes compulsifs comme des pattes de chat qui rebondissent en jouant, avec le bruit de ses ongles sur son crâne, elle, assisse sur ses os et presque chauve et blanche surtout, presque jaune comme la pièce ici, comme le plâtre et la chaux, ou le talc un peu vieilli, humide, c’est la mère qui se tient dans l’angle. »
À la manière du docteur qui met au jour Françoise dénudée, qui saisit « l’instant suspendu », et la vérité, Virginie Barreteau montre une telle subtilité et une telle sensibilité dans l’écriture que nous sommes immanquablement conquis. L’œil de l’autrice se superpose à celui du docteur pour donner à lire un récit photographique, celui qui révèle la sombre et inquiétante beauté de la vie.