La conversion comme politique

La Butte aux Sarrasins en Normandie, La Cave Sarrazine dans le Gâtinais, La Fontaine des Sarrasins en Île-de-France et bien d’autres toponymes du même genre ne seraient pas forgés par la malice médiévale ou dédiés au blé noir, mais pourraient bien désigner des lieux d’habitation de musulmans convertis et implantés dans le nord de la France par Saint Louis qui pourvoyait généreusement à leurs besoins. Ce fait peu connu est retracé par William Chester Jordan, professeur à Princeton, dans son ouvrage La prunelle de ses yeux.


William Chester Jordan, La prunelle de ses yeux. Trad. de l’anglais par Jacques Dalarun. EHESS, 167 p., 19,80 €


Ce titre vient de la phrase célèbre, issue de la Bible, qui affirmait que le monarque tenait à ses sujets comme à la « prunelle de ses yeux » et, parmi eux, tout particulièrement aux convertis. Selon les calculs de l’historien, il y aurait eu au moins mille cinq cents musulmans concernés, qui auraient accepté le baptême et l’exil. L’ouvrage de Jordan, fort bien documenté et agréable à lire, ouvre ainsi un champ d’études peu exploré qui ne peut que susciter l’intérêt.

La prunelle de ses yeux, de William Chester Jordan

Louis IX sur une nef pendant la septième croisade, arrivant à Nicosie © BnF, département des manuscrits

Saint Louis, qui effectua deux croisades (en 1248-1254 et en 1270), dont la première se solda par la captivité, la seconde par la mort, mettait au-dessus de tout la conversion. Il est vrai que le XIIIe siècle fut celui de l’évangélisation, aussi le monarque espérait-il un mouvement général de christianisation des musulmans. En 1244, les Turcs du Khwarezm envahissent Jérusalem. La septième croisade se profile avec des chants qui évoquent le baptême du sultan de Turquie. À l’instar des Britons, Anglo-Saxons, Goths, Scandinaves, Slaves et autres Francs qui s’étaient convertis jadis, on se plaisait à croire que les musulmans vaincus « se rendraient spontanément aux fonts baptismaux ».

Ce « rêve de conversion » s’était concrétisé à Tolède au XIe siècle et à Valence au XIIIe. La convention romanesque, de son côté, prédisait que « de belles princesses musulmanes dont le teint virait au blanc, déjà chrétiennes de cœur, cèderaient, hypnotisées, à des chevaliers courtois et victorieux, et se convertiraient ». On imaginait aussi la conversion des princes musulmans subjugués par leur maîtresse chrétienne… Les canonistes, moins euphoriques, soulevaient toutefois certains problèmes car le droit canon interdisait des degrés de consanguinité que l’endogamie musulmane acceptait. Et quid de la polygamie ?

Dans son enthousiasme à convertir les musulmans, Louis IX était prêt à se mettre en faillite parce qu’il croyait que « la récompense divine, en cas de succès, serait incommensurable », d’où l’accusation malveillante, qui persista longtemps, que le coût des croisades avait ruiné le royaume. Une première vague de baptisés partit en 1253 pour la France. Quand Louis s’embarqua de nouveau, l’année suivante, il fut accompagné d’un fort contingent de soldats convertis. Ceux qui devaient parfaire leur formation chrétienne suivirent peu après, en majorité des pauvres.  D’autres volontaires se présentèrent à Acre jusqu’en 1291, année de l’abandon du port qui provoqua un « sauve-qui-peut général ».

Qui furent les convertis ? Des civils vulnérables, des blessés, des personnes compromises, des veuves, des handicapés, des orphelins. Pour les esclaves, le baptême valait affranchissement, ce qui était tentant. Il y eut aussi des combattants et même des commandants honteux d’être captifs mais aussi découragés par les guerres intestines entre musulmans. Les émirs s’engageaient alors à combattre aux côtés des croisés. Louis IX assurait même que la conversion pouvait permettre d’accéder à la chevalerie et d’obtenir des terres en France. Certains, pourtant, feignaient et attendaient l’occasion de s’enfuir. Cependant, selon Jordan, la plupart de ces conversions furent volontaires et pas seulement motivées par les gratifications, car changer de religion était une décision grave qui coupait totalement de sa communauté d’origine.

Pour qu’ils persistassent dans leur résolution, Louis ne voulait surtout pas que les « Sarrazins » restassent en Terre sainte, car il convenait de les éloigner du monde musulman. Même le sud de la France n’était pas approprié, car trop proche de l’Espagne et de la Méditerranée. En outre, Louis se refusa à créer une ville nouvelle que l’Église aurait pu contribuer à fonder mais qui aurait eu l’aspect d’un ghetto. Il préféra disperser les convertis dans la France du Nord, dans une vaste zone qui allait de Bourges à Saint-Omer et de Coutances à Laon.

La prunelle de ses yeux, de William Chester Jordan

Louis IX assiège Tunis durant la huitième croisade (1270). Enluminure des « Grandes Chroniques de France » (XIVe siècle) © BnF, département des manuscrits

De cette façon, ils devaient s’intégrer et apprendre plus rapidement les us et coutumes ainsi que la langue. Des mariages avec les locaux étaient récompensés par des cadeaux. Néanmoins, à n’en pas douter, ce fut certainement une épreuve pour ces personnes dont la méconnaissance des mœurs du royaume devait être presque totale. L’alimentation avec la substitution du beurre à l’huile d’olive, la consommation de nouvelles céréales comme le seigle, le millet et l’avoine, tout cela demandait un temps d’adaptation. Et que dire du porc omniprésent ?

Toutefois, le plus éprouvant fut le froid, et une distribution annuelle de manteaux fut prévue. De leur côté, les récents baptisés durent abandonner les vêtements à rayures qui évoquaient le diable. Ils devaient se demander où ils étaient tombés, car les années 1257-1259 furent marquées par une famine due à des conditions climatiques exceptionnellement mauvaises, et, en 1258 et 1260, des tempêtes destructrices soufflèrent. Cela leur fit-il regretter leur choix ?

En tout cas, rien n’interrompit le versement des allocations promises, car le roi assurait aux convertis un logement et une pension à vie proportionnels à la taille de leurs familles. En cas de problème, ils pouvaient s’adresser à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui un médiateur. On sait que, dans cette optique, Louis IX, avant de partir en croisade, avait institué une structure de contrôleurs de l’administration destinée à contrer les abus. Ces protecteurs, souvent hommes d’Église cultivés, veillaient sur l’état psychologique des baptisés, réglaient d’éventuels problèmes de voisinage et intervenaient en cas d’entrave à l’embauche. Comment les convertis furent-ils accueillis ? On l’ignore. On sait seulement que certains s’enfuirent, en particulier dans l’Orléanais où il fut même question d’affaires criminelles…

Les lignées de convertis demeurèrent longtemps dans le domaine royal. Le système dura une cinquantaine d’années car les enfants mâles, nés musulmans, avaient droit eux aussi à une pension lorsqu’ils quittaient la maison familiale. Il en allait de même pour les filles si elles restaient célibataires. En cas de mariage avec un chrétien de naissance, elles perdaient l’allocation. Les destinées ne se ressemblent pas. Alors que Jean Sarrazin devint clerc responsable des comptes du Trésor de Louis IX, et Dreux de Paris agent de liaison chargé des ex-musulmans, plus tard, au début du XIVe siècle, des descendants de familles converties, dans le Rouennais, durent recevoir des aumônes pour survivre. À la même époque, Johan Sarrasin est sergent à pied du Châtelet à Paris, pendant que Gobert, percepteur des revenus royaux, obtient le titre administratif de « châtelain ». Paris fit prospérer les couturières baptisées, jadis dames de compagnie des femmes nobles, dans l’industrie de la soie avec des tissus « de style sarrasin ». Quant à certains garçons arabophones, ils furent destinés à devenir prêtres en vue de futures croisades !

De fait, la seconde croisade de Louis s’effectua en Tunisie car les élites européennes voulaient voir dans leurs homologues tunisiens un réservoir de convertis potentiels. Une rumeur persistante affirmait que le Bey n’attendait qu’« un petit encouragement » pour recevoir le baptême. Or, Saint Louis ne tarde pas à contracter le typhus. Qu’a-t-il pu penser de tous ses malheurs, lui qui ne rêvait que de servir Dieu ? Il faut enfin révéler que Saint Louis ne mourut pas à Tunis mais s’échappa du camp chrétien car les anges avaient levé le voile qui l’empêchait de voir la vérité… et il devint, enfin, un pieux sage musulman. C’est ce que nous conte la rumeur d’en face.

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