Un cycle romanesque majeur

Avec La vie de l’explorateur perdu, Jacques Abeille conclut Le cycle des contrées, entamé en 1982 par Les jardins statuaires. Sans équivalent dans la littérature française contemporaine, cet ensemble de romans et nouvelles affirme la puissance du rêve, du voyage, de l’imaginaire et de la liberté dans un espace géographique aussi bien que textuel. Les contrées sont des régions inventées, mais les livres qui les décrivent contiennent aussi l’aventure de leur écriture dans la fiction. En ce sens, La vie de l’explorateur perdu est aussi le testament littéraire d’un écrivain unique.


Jacques Abeille, La vie de l’explorateur perdu. Le Tripode, 304 p., 19 €

Jacques Abeille, Les carnets de l’explorateur perdu. Le Tripode, 174 p., 17 €


Plutôt que de poser une dernière pierre, ce roman ultime troue les murs, rouvre des voies de circulation entre les différents livres du cycle mené par Jacques Abeille, dont il pourrait être le moyeu. Comme son héros, il s’échappe vers les grandes étendues imaginaires que sont Le veilleur du jour (1986) ou Un homme plein de misère (2011) aussi bien que vers les textes courts plus confidentiels.

En même temps que La vie de l’explorateur perdu reparaissent les nouvelles devenues introuvables des Carnets de l’explorateur perdu, enrichies de certaines publications éparses. Les remarquables « Louvanne », « Les cavalières », « La chasse perdue » ou « L’arbre du guerrier », sont portées par l’atmosphère de songe éveillé, de phantasmes élevés à l’intensité de la réalité, d’ethnographie mythique et légendaire caractéristique de l’auteur.

La vie de l’explorateur perdu : Jacques Abeille clôt le Cycle des contrées

La clef des ombres ayant été réédité début 2020, l’ensemble du cycle est maintenant disponible aux éditions du Tripode. Et, pour certains textes, en poche, dans la collection « Folio SF », puisque Jacques Abeille a enfin vu ses romans mis à la disposition d’un plus large public en 2018 et 2019. On ne peut que se réjouir qu’un écrivain qui a connu beaucoup de vicissitudes éditoriales au début de sa carrière rencontre sur le tard ces formes de reconnaissance – né en 1942, il affirme que La vie de l’explorateur perdu est le dernier livre des Contrées.

L’explorateur perdu, c’est Ludovic Lindien, auteur des Carnets (1993) mais aussi des Voyages du fils (2008) et du Veilleur du jour. Jacques Abeille a choisi comme héros le personnage le plus à même de relier ses différents textes puisqu’il est aussi l’élève du « professeur » qui a écrit Un homme plein de misère, et le neveu de Léo Barthe, auteur des Chroniques scandaleuses de Terrèbre (2008). Enfin, le rôle d’auteur fictif et de narrateur de La vie de l’explorateur perdu est attribué à Brice Cleton, personnage principal de La clef des ombres (1991). L’écriture de chacun de ces livres est évoquée au fil de son dernier roman, occasion pour Jacques Abeille d’affirmer en creux la cohérence de son œuvre et de préciser les grandes lignes de son art poétique : « sans le miroitement d’une si complète et intransigeante liberté, le livre ne se fût jamais laissé écrire ». L’écrivain doit s’abandonner à son imagination, suivre « la voie des mythes », comme l’affirme Ludovic. Pour autant, la prose ample de Jacques Abeille est extrêmement tenue. La combinaison de la rigueur et de la fantaisie lui donne son ton très particulier de rêverie grave. Ce qui se retrouve dans le jugement de Léo Barthe : « un livre est sans doute le fruit d’une rivalité entre celui qui tient la plume et l’objet étrange qui est en train de se constituer ».

Si l’œuvre de Jacques Abeille est profondément originale, on y retrouve des convergences avec le surréalisme, dont il fut proche dans sa jeunesse : outre la passion de la liberté, du rêve, de l’imaginaire, et la méfiance envers la froideur de la raison, c’est la certitude que la littérature fait partie de la vie, qu’elle en est le versant secret, nié, subversif, insoumis. En cela, pour l’auteur des Chroniques scandaleuses de Terrèbre et de nombreux textes érotiques, elle est aussi proche de l’amour, à la fois cérébral et charnel.

Cette conception de la littérature ne s’exprime pas dans des textes théoriques, mais dans la fiction : La vie de l’explorateur perdu est bien un roman, qui rassemble les thèmes essentiels des Contrées. « Explorateur », Ludovic Lindien se définit comme tel : un homme en mouvement, ne cessant de s’échapper, refusant tout ce qui fige, enchaîne, en particulier le conformisme social. Roman essentiellement urbain, La vie de l’explorateur perdu est traversé, hanté par la tentation d’une autre existence, incarnée par les peuples des frontières, les enfants d’Inilo du désert, les barbares des steppes, les cavalières. Doublement clandestines, celles-ci surgissent du brouillard de la légende. Nomades, fuyantes tels les barbares, elles s’évadent en plus des jardins statuaires, où elles vivent encloses à l’écart des hommes.

La vie de l’explorateur perdu : Jacques Abeille clôt le Cycle des contrées

Jacques Abeille (2018) © Jean-Luc Bertini

Un homme plein de misère – paru d’abord en deux parties, Les barbares et La barbarie – racontait l’invasion de la ville de Terrèbre par les barbares. Bien qu’ils aient reflué dans La vie de l’explorateur perdu, ils restent présents comme menace et comme possibilité d’une existence errante, dépouillée, tentation qui taraude les livres de Jacques Abeille. C’est celle que choisissent Ludovic, « le voyageur » des Jardins statuaires, Félix et le professeur d’Un homme plein de misère. Après Les jardins statuaires, roman de la découverte, et Le veilleur du jour, roman de l’attente, Un homme plein de misère constitue certainement le grand roman du voyage, de l’exploration. Parallèlement, à travers le magnifique personnage du Prince, il est aussi celui de la folie, de l’obsession, de l’insatisfaction profonde.

Cette dernière accompagne toujours le motif de la quête. Cependant, la frustration, devinée dès le début, reste plus enviable qu’une vie routinière, car la quête permet des aperçus sur des merveilles et des mystères. Aussi, comme le Prince traquait le voyageur, Brice Cleton et sa maîtresse, Rose, pistent Léo Barthe, et Ludovic Lindien et Félix recherchent le professeur, leur maître.

Entre autres, la quête échoue en raison de l’hostilité du monde civilisé. Des pouvoirs sombres, officiels mais cachés dans l’ombre, imposent aux individus une contrainte secrète et violente. Les tendances conservatrices et pudibondes de la société – auxquelles sont curieusement assimilées certaines féministes –, un État policier, des puissances criminelles et d’argent, tous liés par un même usage du complot, oppriment sourdement les personnages. Ludovic, son père (Barthélemy Lécriveur), le professeur, tous en sont victimes.

Ces puissances négatives s’inquiètent et profitent à la fois d’un état de peur et de conflit, d’un risque de désordre planant sur des contrées peu stables. À côté de l’occasion de la liberté, du rêve de l’ailleurs, une double menace pèse : celle de la violence chaotique et de la dictature. Le récit aime à suivre ces lignes de faille, comme il aime à longer les marges, les frontières, zones entre-deux propres à l’instabilité. Si l’on peut y réaliser l’émancipation, l’évasion, on peut aussi y rencontrer un sort funeste.

La vie de l’explorateur perdu : Jacques Abeille clôt le Cycle des contrées

Jacques Abeille a inventé un monde. Des jardins où poussent des statues, une ville modèle de toutes les villes, corrompue, sombre et brillante, une autre quintessence de la province. Un haut-plateau, des forêts hantées par des légendes séduisantes et dangereuses, un fleuve mort et une immense cité ruinée. Des espaces offerts à l’arpentage de personnages emportés par leurs idées fixes et leurs songes.

Tout cela se retrouve dans La vie de l’explorateur perdu, bilan d’une œuvre considérable par sa faculté à exprimer l’élan qui pousse à quitter, à se perdre, les forces du désir et de l’insatisfaction, certaine dimension onirique de l’existence. Et par cette atmosphère si particulière, non pas tant crépusculaire qu’entre chien et loup, où se superposent réalité et rêve, où l’on oscille entre la ville « décevante », mais où l’on peut vivre, et les étendues où l’on peut partir mais difficilement durer. D’où il faudra bien revenir, dans la déception, mais avec au fond de l’œil l’éclat de la merveille.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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