L’homme dépend du singe

Voici un livre d’utilité publique. Lisez-le, recommandez-le autour de vous, faites-le lire. Le grand saut de David Quammen va peut-être permettre de faire comprendre aux innombrables inconscients qui traitent par-dessous la jambe la pandémie actuelle, quand ils ne croient pas, une partie des « jeunes » notamment, mais aussi nombre de « vieux » irresponsables, que tout ça est un complot du capitalisme exploiteur contre les travailleurs devenus inutiles, que les zoonoses ont de très beaux jours devant elles.


David Quammen, Le grand saut. Quand les virus animaux s’attaquent à l’homme. Préface de Pascal Picq. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laurence Decréan, Cécile Dutheil de La Rochère et Eva Roques. Flammarion, 543 p., 25 €


Près de 90% des maladies dites – souvent à tort – « émergentes » (elles ne font parfois que réémerger après des siècles de latence) sont des zoonoses. Elles résultent de virus – parfois de bactéries, mais rarement (la peste par exemple) – qui, pour des raisons diverses, passent de l’animal à l’homme, connaissent dans ce nouveau biotope recombinaisons et mutations, ensuite produisent des ravages, limités ou non, à l’intérieur de l’espèce de mammifères à la démographie délirante qu’est l’homme.

Contrairement à une bactérie visible au microscope ordinaire, les virus, en moyenne dix fois plus petits et accessibles à des instruments performants depuis 1930 et l’invention du microscope électronique, n’ont pas, ou pas encore, un statut de vivants. Il leur faut, avec leur ARN dans certains cas très rudimentaire, pénétrer dans une cellule vivante pour prendre le contrôle de sa machinerie afin de proliférer et d’embellir.

Ils sont extrêmement nombreux et de formes extrêmement variées, globulaires, filiformes, ou bien hérissés de ces gracieuses protubérances en harpons, comme celui du sida ou de notre Covid-19. Mais tous ceux – la grande majorité, donc – qui créent des zoonoses susceptibles de contaminer l’homme par le biais de contacts aléatoires proviennent de réservoirs animaux difficiles à pister et nécessitant de véritables traques riches en succès et en insuccès, en péripéties et en anecdotes que ce livre de vulgarisation admirable (et admirablement traduit) retrace avec une verve qui n’exclut nullement la rigueur.

Quand les virus animaux s’attaquent à l’homme, de David Quammen

En Sierra Leone pendant l’épidémie Ebola © EC/ECHO/Cyprien Fabre

Son premier mérite, essentiel, est qu’il a été écrit et publié aux États-Unis en 2012, soit huit ans avant la pandémie actuelle, dont il annonce l’apparition – ou celle de toute autre, analogue – en parcourant l’histoire de la plupart des zoonoses qui se sont manifestées depuis la grippe appelée faussement espagnole de 1918-1921 (cinquante millions de morts) jusqu’au sida révélé mondialement dans les années 1970 (en réalité repérable dès 1908), par lequel l’auteur termine sa recension (trente millions de morts à ce jour, plus de trente millions de malades qui ne restent vivants que grâce aux trithérapies, pour ceux qui en bénéficient, sans pour autant espérer guérir).

David Quammen est un journaliste scientifique de très grand talent, qui a travaillé, entre autres expériences formatrices, auprès du génial Stephen Jay Gould, l’inventeur de la théorie dite des « équilibres ponctués », interprétation du darwinisme qui ajoute au principe d’une sélection naturelle continue, fonctionnant à petit bruit sur le temps long, celui d’épisodes d’accélération brutale de l’évolution rendant compte de certaines transformations rapides des espèces. En somme, de « grands sauts » (à l’échelle géologique) qui font passer presque d’un seul coup et par suite d’un hasard d’une ère à une autre. Exemple exorbitant : la chute de la météorite qui, il y a soixante-six millions d’années, balaye les dinosaures et ouvre le règne du triomphe des mammifères.

À un niveau beaucoup plus modeste, l’apparition, également aléatoire, des grandes pandémies destructrices est un phénomène de saut, formidablement favorisé aujourd’hui par l’expansion effroyable de la marée humaine sur tous les continents et ses conséquences écologiques : urbanisation forcenée, changement climatique, exploitation d’animaux jusqu’alors sauvages, qui, en Chine et en Afrique notamment, boute hors de leurs sanctuaires des espèces qui vivaient en paix relative, depuis des millénaires, avec leurs virus spécifiques. Désormais vendus sur les marchés chinois à de prétendus gastronomes, ils refilent leurs miasmes aux animaux domestiques qui, à leur tour, les transmettent aux hommes. Et, pour des raisons plus excusables mais tout aussi mortifères, la même aberration culinaire se produit dans le cas de la « viande de brousse » consommée en Afrique par des populations affamées. D’autres voies de contamination peuvent intervenir ici ou là, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Angleterre, même si dans ce cas (« vache folle ») il ne s’agit ni de virus ni de bactéries mais de protéines déformées en prions suite à la folie (qui n’est pas celle de la vache) toute mercantile consistant à donner une nourriture carnée à des ruminants végétariens.

Quand les virus animaux s’attaquent à l’homme, de David Quammen

David Quammen s’en tient aux virus, parce que la menace principale est là. Il étudie par le menu, en fournissant un luxe de détails, qu’il a contrôlés lui-même au cours de sa vie d’enquêteur scientifique itinérant, sur la plupart de ces monstres longtemps tapis dans un recoin de forêt, une grotte à chauves-souris, un perchoir à ciel ouvert au Bangladesh de ces mêmes chiroptères. Ainsi sont examinés de tout près, en immersion réelle dans les milieux où ils se regroupent, le virus de Hendra (en Australie) qui s’est attaqué d’abord aux chevaux, celui provoquant la terrible fièvre hémorragique d’Ebola (au Gabon, en Centrafrique, au Congo).

Le SRAS (à Hong Kong, et de là au Canada), la fièvre Q, la psittacose, la maladie de Lyme, les hantavirus, le virus de Lassa, Nipah (Malaisie, Bornéo), enfin le sida, traité dans la partie VIII sous la forme d’une sorte de roman d’aventures solidement étayé, mettant en scène un jeune Congolais à qui l’auteur donne un nom générique (le Chasseur, à partir de la page 429) : tous ces maux constituent le gibier de l’enquêteur qui, chemin faisant, rencontre aux fins d’interview bien des chercheurs ou chercheuses qui ont pris des risques insensés dans le but, altruiste le plus souvent, de prévoir et s’il se peut de contrer ce qui nous attend.

Tous ces virus d’origine animale n’évoluent pas en pandémies. Certains disparaissent (pour combien de temps ?) comme ils semblent être venus : par une succession, difficile à remonter, de hasards funestes. Mais tous ou presque ont la possibilité de s’envoler en épidémies meurtrières.

Aussi, vous les sceptiques, lisez ce magnifique bouquin, magnifiquement susceptible de faire froid dans le dos au ravi de la crèche le plus puéril. Ayez une pensée pour les patients dits joliment « zéro » qui sont morts de ces diverses calamités en partie évitables, ainsi que sont morts nombre de chercheurs ou de soignants ayant croisé la route de ces entités qui n’ont pas d’autre intention que de persévérer dans leur être en croissant et multipliant comme les humains. Et portez-vous bien tous, ce nonobstant. Le pire n’est pas toujours sûr, même s’il est très probable.

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