Une nouvelle histoire du sida

Le livre de Jacques Pépin reconfigure l’histoire de la pandémie du sida, en rappelant son passé colonial et en articulant sciences sociales et médicales, trajectoires individuelles et échelle mondiale.


Jacques Pépin, Aux origines du sida. Enquête sur les racines coloniales d’une pandémie. Seuil, 496 p., 24,90 €


Depuis Histoire du sida. Début et origine d’une pandémie actuelle de Mirko Grmek paru dès 1989 aux éditions Payot, resté célèbre pour sa thèse des quatre H (Haïtiens, hémophiles, héroïnomanes et homosexuels), si les travaux surtout en anglais ne manquaient pas, il n’existait pas en français de synthèse sur l’histoire virologique du sida. N’est sans doute pas étrangère à cette lacune une certaine frilosité, depuis le début de la pandémie, de la plupart des éditeurs en langue française s’agissant des ouvrages consacré à ce sujet. Cette réticence semble tomber ; il faut s’en réjouir tant l’événement du sida a modifié à la fois nos sociétés mais aussi la manière de les penser et de les écrire.

Le livre de Jacques Pépin rassemble les principales données épidémiologiques et virologiques produites par la communauté internationale et expose les analyses les plus convaincantes sur l’histoire du virus du VIH au XXe siècle. Mais l’auteur propose aussi un ensemble d’inflexions dans cette lecture qui aurait sans nul doute passionné le philosophe des sciences François Delaporte, décédé en mai dernier, auteur de plusieurs ouvrages majeurs dans ce domaine, dont Histoire de la fièvre jaune. Naissance de la médecine tropicale (Payot, 1989). Aux origines du sida relie de manière très convaincante, en effet, la propagation de la pandémie dès les années 1920 à l’histoire coloniale africaine, et en particulier à l’histoire de la médecine au Congo belge.

Jacques Pépin, Aux origines du sida. Enquête sur les racines coloniales d’une pandémie

Au Congo Belge, la ligne de chemin de fer à Liama (1911) © Gallica/BnF

Une première version du livre avait paru en 2011 (Cambridge University Press). La présente publication n’en est pas la simple traduction par son auteur. Basé sur un travail collectif – il n’est pas d’épidémiologie, qui plus est historique, sans partage et sans production d’études collectives et internationales [1] –, le livre de Jacques Pépin tente de rendre compte de cette histoire mondiale par une écriture singulière qui s’inscrit dans des trajectoires individuelles, celles de virologues, de savants et de médecins souvent inconnus.

C’est sur le parcours de l’auteur lui-même que s’ouvre l’ouvrage. Jacques Pépin commence sa carrière en 1980 comme médecin de brousse dans un petit hôpital du Zaïre. S’intéressant à la maladie du sommeil, il entre dans la vaste histoire de la médecine tropicale au moment où le virus est isolé par les chercheurs de l’Institut Pasteur ; il se forme à l’épidémiologie à Londres et revient en Afrique, au Zaïre. C’est à Kinshasa qu’il comprend, grâce aux questions de nombreux autres chercheurs, que l’histoire du sida ne commence pas en 1981, mais plus d’un demi-siècle plus tôt. C’est le récit de cette enquête qu’il raconte ici, en suivant le virus de l’immunodéficience simienne (VIS).

On savait que le transfert de ce virus des chimpanzés à l’homme avait eu lieu au début des années 1920, à la suite de chasses et de partages de viande, sans que l’on pût dire exactement à quelle date, les archives des laboratoires sur place ayant été détruites lors de la guerre civile. On savait aussi que les infrastructures construites par le colonisateur (en particulier par les grands axes de circulation routiers et ferroviaires) avaient joué un rôle important, facilitant une urbanisation massive comme à Léopoldville et une surpopulation masculine favorisant le développement d’une population de prostituées. Ce que montre l’étude de façon claire et sans doute inédite, c’est le rôle que la médecine a joué dans la propagation de ce virus qui mute au fur et à mesure des années. C’est « pour faire le bien », lors des grandes campagnes de vaccination pasteurienne, que le virus s’est répandu massivement en Afrique de l’Ouest. Autrement dit, cette épidémiologie historique met en évidence à l’origine de la pandémie la propagation iatrogène, longtemps minorée par rapport à la propagation sexuelle.

Jacques Pépin, Aux origines du sida. Enquête sur les racines coloniales d’une pandémie

Au cœur du livre, dans les chapitre 8 et 9, Jacques Pépin décrit ce processus en croisant l’analyse des politiques de santé publique coloniale et les portraits de certains acteurs, par exemple celui du grand pionnier que fut le médecin militaire français Eugène Jamot dès la fin du XIXe siècle ou celui du très dévoué et brillant médecin général Van Hoof au Congo belge dans les années 1930. Se livrant à une épidémiologie comparative rétrospective des principaux virus présents dans le sang, l’auteur montre comment la mobilisation de ces acteurs de terrain pour ces maladies – qui s’est manifestée par la mise en place d’un remarquable maillage des territoires (dispensaires et réseaux de laboratoires…) et par un souci pour la santé des femmes « libres – a été ensuite paradoxalement, et, devrions-nous dire, tragiquement, le socle d’une propagation parentérale puis sexuelle du virus.

Le plus intéressant dans cette autre histoire du sida est qu’elle montre comment les avancées en virologie et en génétique de ces vingt dernières années permettent aujourd’hui de suivre les différents groupes du virus, ici du VIH-1 et leur circulation, mais aussi comment ces outils ouvrent la possibilité, lorsque les échantillons ont été conservés, d’une histoire virologique extrêmement fine, déjouant les représentations mais n’ayant de sens qu’articulée à une histoire sociale et politique mondiale. La réussite de l’ouvrage est en effet de ne pas cantonner ces analyses à la sphère de l’épidémiologie mais de mettre celle-ci en relation avec les travaux d’une histoire coloniale extrêmement dynamique, comme celle développée par Guilaume Lachenal sur le Cameroun dans Le médecin qui voulut être roi (Seuil, 2017). Les analyses de Jacques Pépin sur Haïti amplifient les perspectives anthropologiques ouvertes par Paul Farmer dans son AIDS in Accusation de 1992 (Sida en Haïti. La victime accusée, Karthala, 1996) en s’intéressant à l’ensemble des pratiques de prélèvements et de commercialisation des éléments biologiques, notamment le sang, « l’or rouge », rejoignant ici les travaux de Françoise Héritier sur les fluides. Ainsi, Aux origines du sida marque, croyons-nous, une nouvelle et stimulante articulation entre sciences sociales et sciences médicales.


  1. Notamment l’article de Nuno R. Faria Andrew, Rambau et al. « The early spread and epidemic ignition of HIV-1 in human populations », Science, 3 octobre 2014, vol. 346, Issue 6205.

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