La liberté d’Emma Goldman

On peut se demander pourquoi l’édition de deux simples conférences d’Emma Goldman (1869-1940), datables de 1906 et 1910 sans être situées autrement, garde un intérêt, sauf à savoir que les femmes et le féminisme sont aujourd’hui éditorialement prisés et que le débat sur les contenus du féminisme est sans fin. Or, le féminisme étroitement suffragiste de l’époque n’attire pas cette voix originale et radicale, dans sa volonté de n’en référer qu’à « la pleine réalisation de soi ». Ainsi va sa diatribe contre les tristes portraits de femmes émancipées que livrent « les journalistes peu courageux et les écrivains insipides ». On n’en attendait pas moins d’Emma Goldman.


Emma Goldman, De la liberté des femmes. Payot, 110 p., 8 €


En 1906 et en 1910, la militante anarchiste russo-américaine proclame fièrement : « les différents systèmes politiques sont tous absurdes et inefficaces pour résoudre les différents problèmes de la vie ». Elle n’en est pourtant qu’à la mi-temps de sa vie de luttes, qui a commencé devant la répression sauvage des grèves de Chicago en 1886 : outre les violences de fin de meeting, la condamnation et l’exécution de quatre syndicalistes par pendaison firent date. Emma Goldman signale pour l’heure la répression de 1903 contre les mineurs du Colorado, organisée par des associations patronales et le gouverneur, qualifié de « tsar du Colorado », qui n’en a pas moins été élu grâce au vote féminin.

Emma Goldman brasse des références encore très russes et américaines ; sa culture française et la diffusion de quelques clichés fondamentaux lui font citer Mme de Staël et évoquer George Sand non moins que Wollstonecraft. Elle persifle le premier féminisme qui se veut émancipateur sans rompre le double bind guettant la femme qui travaille : oui, celle-ci conquiert une indépendance par rapport à la femme au foyer enfermée dans sa cage dorée, mais l’héroïne des classes moyennes qui a accédé à un métier de compétence, médecin ou avocate, le paie au prix fort, soumise qu’elle reste à l’injonction de se taire, de rester lisse et d’en faire toujours plus pour « égaler » ses comparses masculins, ce qui l’épuise et la détruit. Emma Goldman se borne à quelques évidences sur la moindre force physique des femmes, ce qui n’exige pas de payer au prix fort une indépendance quand toute la société et les habitudes mentales pèsent bien autrement. Point d’innéisme fatal non plus quand elle prône les vertus du couple libre, choisi, libéré des angoisses de la maternité : « Mon combat puise à cet espoir », dit-elle.

Emma Goldman, De la liberté des femmes

Emma Goldman (vers 1920) © D. R.

Le second texte prend nettement à partie les ligues suffragistes : « notre idole moderne est le suffrage universel ». Ses cibles sont l’électoralisme et l’étroitesse d’esprit de ces ligues trop liées aux ligues morales, ce qui transforme leurs militantes « en fouineuses politiques épiant misérablement la vie des gens ». Emma Goldman se moque plus encore de ceux et de celles qui pensent qu’un progressisme en découlerait naturellement et que l’émancipation des femmes tiendrait pour l’essentiel à l’acquisition du droit de vote, déjà conquis dans l’Idaho, le Colorado, le Wyoming et l’Utah ; rien n’en est ressorti, et elle se moque des lacunes qui subsistent en particulier dans un domaine qu’elle considère – fait d’époque – comme celui des femmes : l’éducation et la protection des enfants. Elle rappelle l’écrasement des dominés, la violence patronale à l’encontre des mineurs du Colorado par des ligues anti-syndicalistes dites « le Club », quand les études de Helen L. Summer publiées en 1909 misent tout ou presque sur le vote des femmes.

Ces deux petites conférences font saisir un ton, un style, plus encore qu’une ligne, une pensée dans sa fluidité. Cet allant, sa logique, le naturel d’un moi profond qui défiait le monde, donnent le champ d’une réflexion qui ne supporte ni modèle ni mode. Point de déviation possible face aux contraintes honnies en regard des joies possibles : Emma Goldman ne se réfère qu’à un horizon d’harmonie sans rivage, au substrat sûrement un peu mystique et slave, et c’est cela qui la soutient tout au long d’une vie qui ne veut rien ignorer des possibles pour une réflexion sans frontière et quels qu’en soient les obstacles.

Emma Goldman n’imagine alors ni la Première Guerre mondiale, ni 1917, ni Kronstadt qui feront d’elle et de son compagnon, Alexandre Berkman, une plateforme des échanges intellectuels des deux continents autour de la pensée critique de ce qu’est une révolution, de Saint-Tropez à Toronto pour un retour vers New York et les fiefs de l’anarchisme américain, parmi lesquels Rochester. Jamais elle ne céda sur ce qu’est une liberté vécue, assumée, construite à travers les classes et des choix idéologiques forts, autrement décisifs, tous sexes réunis, qu’un piètre élargissement électoral déjà battu en brèche par des pratiques diverses propres à réduire l’importance dudit vote.

Tous les articles du n° 115 d’En attendant Nadeau