Les Pieds nickelés savants

La pandémie du Covid-19 nous a donné l’occasion de retrouver les héros de notre enfance : Tartarin, Les Pieds nickelés, Gaston Lagaffe. Un infectiologue marseillais promu star médiatique – dont la barbiche rappelait celle du héros tarasconnais – s’est vanté d’avoir trouvé le remède miracle contre la Tarasque tout en soutenant qu’elle n’existait pas, pendant que des Ribouldingue, Croquignol et Filochard revêtus de costumes d’experts faisaient des prédictions prises dans des biscuits chinois ou entendaient nous vendre de faux masques, et que des ministres Lagaffe et Fantasio nous répétaient que les masques étaient inutiles. Tout cela au nom de la Science.


Arnaud Saint-Martin, Science. Anamosa, coll. « Le mot est faible », 85 p., 9 €

Jean Perdijon, Pour faire bonne mesure. Entre faits et réalité. EDP Sciences, 155 p., 14 €

Philippe Huneman, Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde. Autrement, 240 p., 19,90 €


Arnaud Saint-Martin part de ces épisodes pour développer une brève mais ferme réflexion sur la place de la science dans notre société. Il note que c’est le prestige de la science et les fausses images qu’on entretient à son sujet qui permettent aux Tartarins et aux Croquignols de prospérer, au moins autant que la peur. Il relève un double mouvement : d’un côté persiste une image naïve selon laquelle c’est la science qui dit la vérité, image dont profitent aussi bien les décideurs que les charlatans ; mais de l’autre s’est instaurée une méfiance systématique à l’égard des savants, venue à la fois des grands ratés de santé publique qu’ont été l’affaire du sang contaminé et la gestion erratique de la crise du Covid, en même temps que le soupçon que la recherche fondamentale est otage de l’industrie. Sur ce double sentiment de confiance et de méfiance, prospèrent ceux qui vivent sur le dos du savoir scientifique, qu’ils se présentent comme parlant au nom de la science officielle ou comme des rebelles qui la contestent. Dans toute cette affaire, les vrais scientifiques, ceux qui font leur travail dans leurs labos, et les vrais médecins, qui luttent au jour le jour dans leurs hôpitaux appauvris, se retrouvent démunis, et les bras leur en tombent.

Arnaud Saint-Martin, Science

« Les Pieds Nickelés » n° 45 (novembre 1959)

Arnaud Saint-Martin souligne que ces épisodes sont rendus possibles par la conception naïve de la vérité scientifique que nous avons héritée du positivisme et de la Troisième République, conception à laquelle il oppose la sociologie et l’histoire des sciences, qui montrent qu’il y a une « histoire de la vérité », et même une histoire sociale de la vérité, qui devrait nous avoir appris que la vérité n’est jamais pure ni désintéressée. Il appelle néanmoins de ses vœux une restauration de l’idée qu’il y a un ethos du savant, basé sur un style de vie moralement exigeant.

Ces rappels sont utiles, mais cela fait longtemps que plus personne n’a la conception de la science qu’avaient Renan ou Berthelot, et les historiens des sciences – pour s’en tenir aux français – ont depuis longtemps rompu avec le continuisme d’un Duhem ou d’un Meyerson. Arnaud Saint-Martin nous dit que la science n’est pas « le lieu de la vérité », et reprend des expressions usuelles comme « pratiques de vérité » ou « régimes de vérité » que les sociologues des sciences ont adoptées. Mais c’est jouer sur les mots, ou entretenir la confusion : la vérité, quoi qu’on en pense ou quoi qu’on désire qu’elle soit, est toujours la vérité. Ce sont nos conceptions de celle-ci, les usages que nous faisons de cette notion, les politiques que nous basons sur elle, qui sont sociales et historiques : pas les faits ni la réalité. D’ailleurs, Arnaud Saint-Martin n’hésite pas à évoquer la notion de fait scientifique. Il y en a, sans quoi il n’y aurait pas de science. Même Donald Trump et Kellyanne Conway sont bien obligés, quand le virus leur tombe sur le dos, de l’admettre. Et même Didier Raoult s’en réclame, aussi relativiste et « anarchiste » que soit son épistémologie (voir à ce sujet, dans Medium, les articles de Florian Cova, « L’épistémologie opportuniste du Pr Raoult », et de Cédric Paternotte, « Contre la méthode ? »).

Arnaud Saint-Martin, Science

Couverture des « Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon »

Et comment l’ethos scientifique dont voudrait se recommander Saint-Martin peut-il s’implanter s’il n’est pas fondé non seulement, comment il le propose très justement, sur les valeurs dont le grand sociologue des sciences Robert Merton s’est fait le héraut – universalisme, communisme, désintéressement et scepticisme organisé – mais aussi sur l’idée qu’il doit pouvoir y avoir, au moins à titre de postulat de la recherche scientifique, un monde objectif auquel nos théories ont au moins la prétention de s’adapter – et d’être vraies ? Comment la Realpolitik de la raison dont parlait Bourdieu peut-elle fonctionner si l’on ne croit pas vraiment à la vérité et à une objectivité des sciences qui reste isolée de leurs usages sociaux, de leur histoire et des acteurs qui la portent ? Ce n’est pas simplement affaire d’y croire. Il faut bien que la vérité objective existe, au moins dans un certain nombre de cas, si cette Realpolitik doit avoir une chance de s’imposer, sans être indexée à un contexte historique, social, ou de genre.

À cet égard, comment ce petit livre lucide peut-il céder, dans son écriture, à la mode absurde de l’écriture inclusive ? Interrogées sur la signification de leur récompense pour la cause des femmes, les récentes lauréates du prix Nobel ont parfaitement répondu. En 2018, quand Donna Strickland a reçu le prix en physique, elle a affirmé qu’elle était d’abord une scientifique, avant d’être une femme scientifique. Quand, ces dernières semaines, Emmanuelle Charpentier a reçu le Nobel de chimie 2020, elle a déclaré la même chose. La science n’a pas de sexe. Ou plutôt : elle en a un dans le contexte de la découverte, mais elle n’en a pas dans le contexte de la justification. Il n’est pas sûr qu’Arnaud Saint-Martin accepte cette distinction, car il ne veut pas séparer les modes de validation des faits scientifiques de leurs déterminations sociales ; mais s’il veut défendre, au-delà des appropriations politiques, la science comme idéal, il lui faudra bien retrouver cette distinction sous une forme ou une autre.

Arnaud Saint-Martin, Science

Extrait des « Aventures de Blake et Mortimer »

L’image d’Épinal du savant spécialiste d’un sujet donné (car il n’y a plus, même quand ils proposent une Théorie de Tout, de savants universels, maîtres du savoir de toute une époque) et qui parle à un public qui n’a d’autre ressource que d’écouter ouvre la voie aux imposteurs. Mais l’image converse, celle d’une science populaire, « citoyenne » et « en commun » est tout aussi dangereuse si elle conduit les gens à se croire aussi qualifiés que les spécialistes. Pourtant, ce n’est pas un idéal vain, à condition que tous soient prêts à apprendre des autres et à adopter une attitude critique. Et cela ne s’invente pas. À défaut de pouvoir faire des études scientifiques, on peut lire d’excellents manuels. Signalons dans ce registre Pour faire bonne mesure du physicien Jean Perdijon, qui expose avec clarté les concepts principaux de la mesure en science, en expose le traitement statistique et en analyse les limites. De tels livres sont aux virus de la bêtise savantasse ce que les masques sont au Covid : ils nous protègent, et on devrait les conseiller à tous ceux qui lisent les bilans statistiques souvent contradictoires dont nous sommes inondés.

L’antidote aux Pieds nickelés, c’est le professeur Philip Mortimer d’Edgar P. Jacobs, qui, avec son ami Francis Blake, ne cesse d’interroger la nature et d’en sonder les mystères, en luttant contre les criminels de la science et les savants fous. Le livre du philosophe de la biologie Philippe Huneman est dans cette veine jacobsienne. C’est une introduction à la philosophie des sciences particulièrement réussie, qui combine un style alerte et une érudition discrète. C’est une enquête sur la question « pourquoi ? », dont, en suivant le vénérable chemin aristotélicien, Philippe Huneman construit la grammaire. Il distingue, dans des analyses particulièrement claires, les sens ordinaires des notions de cause et de raison, de justification et d’explication. Il soutient, contre le fameux oukase de Russell, que la causalité n’est pas la relique d’un âge révolu, à condition qu’on parle plutôt de structures causales que de causes simples. Il montre que l’on ne peut pas réduire l’explication, selon le modèle de Hempel, à une déduction sur la base de lois, et que les explications qui reposent sur des structures mathématiques – celles qu’Aristote appelait par la cause formelle – sont d’un genre différent. Et dans un chapitre sur les actions et les intentions, il donne une présentation lucide des discussions portant sur l’explication, la compréhension et la finalité de l’agir humain.

Arnaud Saint-Martin, Science

Extrait des « Aventures de Blake et Mortimer »

Le livre de Philippe Huneman devient particulièrement original quand il aborde l’explication en biologie, les différents sens de la notion de fonction et la théorie causale ou étiologique des fonctions et l’explication historique sélectionniste, puis quand il distingue, à propos de la causalité en histoire, dans une analyse très fine des causes de la défaite napoléonienne à Waterloo, les causes structurantes et les causes déclenchantes, et reprend de manière brillante l’idée de David Lewis – qui a eu récemment tant de succès chez les historiens – de la causalité comme narrativité et nexus de conditionnels contrefactuels. Un chapitre sur les théories du complot et leur refus du hasard renouvelle avec brio les célèbres analyses de Cournot. Un autre sur l’amour de Roméo et Juliette permet de mettre en valeur la notion de causalité singulière.

Dans un dernier chapitre très bien enlevé, Philippe Huneman relie les fils de son enquête : la question « pourquoi ? », qui a des sens si différents que leur confusion conduit à des erreurs de catégorie, a-t-elle des réponses irréductiblement divergentes ? Une réponse positive nous conduirait vers une forme de conventionnalisme – ou de wittgensteinisme – qui reviendrait au point de départ : la grammaire de termes tels que « pourquoi », « cause », « raison » et « explication » est irréductiblement plurielle, et seules des justifications pragmatiques peuvent en être données. Une réponse négative nous conduirait vers une métaphysique comme celle de Leibniz, fondée sur une théorie des essences et un principe de raison. Si l’on ne veut pas botter en touche à la manière kantienne en disant que tout cela n’est pas affaire de structures causales et réelles dans le monde mais de conditions de notre pensée de celui-ci, il faut bien dire qu’il y a des structures communes réelles à ces différents « pourquoi ». Et alors le spectre de la métaphysique dogmatique ne cessera pas de nous chatouiller dans notre sommeil transcendantal.

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