Quitter les monstres

Un jour ce sera vide, premier roman d’Hugo Lindenberg, éblouit par sa beauté et sa justesse. Ce récit révèle par touches successives la façon dont un enfant se (re)construit grâce à une amitié comme il n’en existe peut-être que dans l’enfance, parmi les éléments qui rappellent la force brutale et nue de ces moments dans lesquels chaque rencontre est décisive.


Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide. Christian Bourgois, 172 p., 16,50 €


L’histoire a pour toile de fond la Normandie, en été. La plage et ses méduses échouées, la mer, la falaise des Vaches Noires et ses mystères à la fois effrayants et attirants, les familles à l’air heureux sous des parasols bariolés, un ballon, des fourmis. Dans ce décor, le narrateur du premier roman d’Hugo Lindenberg, enfant isolé, est au spectacle. Tel un caméléon, il se fond dans le paysage et observe ceux qui savent vivre. Isolé, il s’ennuie, pris entre une grand-mère attentive mais dont il a un peu honte, et une tante qui lui répugne et l’effraie. Ce personnage au « corps de fou. Déformé. Un corps sans soin, sans amour, couvert de poils et de honte, gros, abandonné à sa tristesse » fonctionne comme un repoussoir monstrueux, mettant davantage encore en valeur la luminosité de Baptiste et de sa mère, fée blonde, gracieuse et parfumée.

Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide

© Jean-Luc Bertini

La succession de titres que proposent les sous-sections de chaque partie mérite d’être lue pour elle-même : elle forme une liste qui a sa poésie propre, évoquant parfois Francis Ponge et reproduisant sous une forme imagée le drôle d’itinéraire d’un enfant aux prises avec lui-même. Trois temps se déploient dans le récit de ce narrateur à qui rien n’échappe, et dont la fragilité révèle progressivement une force qu’on pourrait penser invincible. La référence inaugurale à Nathalie Sarraute (Tropismes) ne nous étonnera pas : c’est en effet en décrivant précisément ce qu’il voit, et sans négliger des détails qui pourraient paraître inutiles à un lecteur insensible ou inattentif, que le narrateur parvient le mieux à suggérer ses émotions et ses sentiments, y compris les plus inavouables. Hugo Lindenberg livre ainsi un récit qui suscite l’émotion sans imposer celles de ses personnages. En cela il sonne parfaitement juste.

Fasciné par Baptiste qu’il rencontre à la plage, et qui semble appartenir à une famille sans histoire, le narrateur sort progressivement du cercle de sa grand-mère et de sa tante, ces deux drôles de femmes que l’Histoire n’a pas épargnées et dont les souffrances passées ont pétrifié le jeune garçon. Tout au long du récit, le silence autour d’un événement antérieur qui a laissé des traces indélébiles sur les corps et dans les âmes s’entremêle avec les diverses descriptions du narrateur qui tente par tous les moyens d’échapper à la monstruosité à laquelle il pense être fatalement lié. Un jour ce sera vide renvoie à ces questionnements d’enfants qui grandissent et qui ont besoin de savoir qui ils sont. La solitude du narrateur est telle qu’il pourrait être absorbé par sa grand-mère et sa tante, dans leur douleur et leur folie. C’est de cette absorption que Baptiste le sauve, sauvetage renouvelé, dans un renversement inattendu et réel, à la toute fin du récit. Les Vaches Noires et leurs particularités géologiques prennent alors tout leur sens.

Tout semble si simple pour Baptiste : nager, courir, rire, être un garçon, penser. Tout est si compliqué pour le narrateur qui ne souhaite qu’une chose : vivre dans le même monde que les « gens normaux ». Chaque geste, chaque parole exige de lui un effort, une « concentration permanente » : « Je dois toujours bien penser à mettre une intention de garçon, de ce que j’imagine être un garçon, dans chaque phrase, chaque geste, chaque idée, parce que je vis dans la peur d’être démasqué et cette peur est d’autant plus difficile à maîtriser que je n’ai qu’une idée grossière de ce que doit dire, faire ou penser un vrai garçon. Baptiste, lui, n’a pas à s’en soucier. »

Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide

L’aisance avec laquelle évolue Baptiste et sa vitalité renvoient le narrateur à son insécurité permanente, mais il trouve progressivement dans cette amitié une assise qui lui permettra de dire, au moins à son ami, la béance qu’il porte en lui, et d’agir, dans un mouvement de rédemption dont on peut supposer qu’il est amené par la confidence qui le précède. Cette parole qui libère est rendue possible par cette amitié extraordinaire, par le surgissement de Baptiste dont le narrateur dit qu’il « s’est précipité dans [s]on cœur ». Cette amitié s’incarne dans deux corps ensoleillés, dans la nage partagée au sein d’une mer qui enfin ne fait plus peur au narrateur, dans des chairs qui n’aspirent qu’à grandir, à s’épanouir et à aimer, à l’inverse même de ces méduses par lesquelles commence le récit, et autour desquelles les deux enfants se rencontrent. Alors que les masses gélatineuses tendent à la disparition, les corps des enfants gagnent en robustesse.

Vidé de ses monstres, le narrateur gagne en vigueur et peut agir, libéré du dégoût et de la honte de ses proches, mais avant tout de lui-même. Terminées la « peur de la contagion », l’angoisse d’être comme la tante, cette folle répugnante, la dépendance à la grand-mère. Le livre d’Hugo Lindenberg prend lui aussi sa pleine consistance au fil des pages et gagne assurément le cœur du lecteur.

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