Penser avec Carl Einstein

Isabelle Kalinowski a traduit une vingtaine de textes inédits en français de l’historien de l’art allemand Carl Einstein (1885-1940), notamment issus des quelque quatre cents pages d’écrits posthumes parus en Allemagne en 1992. Comme elle le suggère, cette somme considérable reflète, chez Einstein, « le vertigineux va-et-vient qui le conduisait, à un rythme affolant, à construire des concepts pour les livrer immédiatement en pâture à la différenciation historique ». Le destin de certains autres manuscrits, perdus par André Malraux auxquels il les avait confiés, comme Clara Malraux égara la traduction qu’elle fit de l’antiroman qu’Einstein publie en 1913, Bebuquin ou les dilettantes du miracle, semble faire écho à la destinée de leur auteur.


Carl Einstein, Vivantes figures. Textes esthétiques. Trad. de l’allemand par Isabelle Kalinowski. Rue d’Ulm/Musée du Quai Branly, coll. « Æsthetica », 192 p., 22 €


L’étourderie des Malraux explique en effet, au moins en partie, que le sort d’Einstein ait été de « semer des idées sans qu’on lui en attribue le mérite », ainsi que l’avance Alex Danchev dans sa biographie de Georges Braque (Arcade Publishing, 2005). À Paris, où Einstein s’établit définitivement en 1928, Braque fut sans doute son ami le plus proche, son témoin de mariage, et l’autre destinataire de ses papiers, qu’il conserva quant à lui précieusement. En 1934, Einstein conçut une ambitieuse monographie sur Braque, l’une des premières, comme il fut l’un des premiers à écrire sur les arts extra-européens (La sculpture nègre, 1915) ou à entreprendre (dès 1931) une Histoire de l’art du XXe siècle.

En parallèle, Einstein collabora à la revue expressionniste de gauche Die Aktion, aux Cahiers d’Art de Christian Zervos, il fonda Documents avec Georges Bataille, grâce au soutien financier du marchand d’art Georges Wildenstein. Mais c’est avec un galeriste d’un autre genre qu’il se lia d’une amitié profonde : Daniel-Henry Kahnweiler, avec qui il a correspondu toute sa vie. L’année de parution de son livre sur Braque, Einstein signa le scénario de Toni, de Jean Renoir. Deux ans plus tard, en 1936, il quittait la France sans prévenir avec Lida Guévrékian, son épouse, pour mener le combat contre le franquisme en Espagne. Il y prononça à la radio l’oraison funèbre de l’anarchiste Buenaventura Durruti, comme il avait pris la parole aux funérailles de Rosa Luxemburg, en 1919, à Berlin. Interné en 1939 comme ressortissant d’une puissance ennemie, il se jette dans la Gave de Pau le 3 juillet 1940, quelques semaines avant le suicide, dans des circonstances voisines, de Walter Benjamin.

Ces deux auteurs, qui, semble-t-il, ne se sont pas connus, avaient pour point commun d’être tout entiers dans leur temps (jusqu’à la lutte armée en ce qui concerne Einstein) sans être de leur temps. La pression qu’exerçait sur Einstein son époque, concrétisée par l’instance des œuvres qui en cristallisaient soudainement le sens qu’il entreprenait de connaître, l’obligeait à la penser, et, à travers la pensée, à la dépasser sans pour autant chercher à en sortir. Peut-être cette situation explique-t-elle, au moins en partie, qu’Einstein ait été un homme sans répit, et que ses écrits saillent encore aujourd’hui.

Carl Einstein, Vivantes figures. Textes esthétiques

Carl Einstein par Anita Rée (avant 1921) © CC/ArishG

Les textes rassemblés par Isabelle Kalinowski sous le titre Vivantes figures, et qui s’étendent de la fin des années 1900 au début de la décennie 1930, portent les traces de cette urgence à découvrir le rythme de son temps, sa cadence, ses soubresauts et ses saccades. La tournure aphoristique de l’écriture d’Einstein transparaît avec évidence dans la plupart d’entre eux. Ce qui ne veut pas dire qu’ils aient pour but de procurer aux lecteurs les petites satisfactions ou les grandes révélations que provoquent d’ordinaire les aphorismes quand il s’agit, par cette forme, de faire de l’esprit. Pour sa part, la pensée d’Einstein est diacritique : elle vise à intensifier ce qu’elle conçoit, et à réviser ses concepts en les mesurant aux figures nouvelles qui surgissent sous ses yeux.

« Figure et concept » est le titre d’une conférence donnée au début des années 1930 qui clôt le recueil sur cet antagonisme, où la figure apparaît effectivement comme vivante et le concept comme ce qui peut la tuer en voulant l’arraisonner. Einstein y affirme qu’« avec la survalorisation du moi conscient et des concepts qui anéantissent la figure s’affirme l’image du monde statique. Le devenir est paralysé par la raison et on construit des systèmes de mort. Désormais, l’homme craint les idées, mais le vécu vieillit et blanchit à leur contact ». Ces accents nietzschéens se font plus clairs encore lorsque Einstein remonte aux origines psychologiques de l’opération de conceptualisation, « car l’homme, écrit-il, surestime ce qui est mort, il le désigne par euphémisme comme l’éternel ou comme ce qui a une valeur ». Une valeur en l’occurrence philosophique, mettant implicitement en garde contre la philosophie heideggérienne en avertissant que « tout passage à l’éternité par les concepts – dominés par l’angoisse de la mort – signifie un processus d’agonie ».

À rebours des systèmes philosophiques agonisants, donc, Einstein aperçoit la possibilité, d’ordre anthropologique ici, que l’art contemporain renoue avec la « force primitive » où la figure marquait précisément « la différence entre l’homme et le monde rationnel qui l’entoure, tout comme auparavant, cette non-congruence avait acquis sa forme dans le mythe ». L’œuvre d’art réorienterait alors la vie vers son devenir au lieu de la conduire à son extinction, soutient Einstein, puisque avec elle « ce qui ne peut pas encore être connu ou n’est pas encore déterminé et ces étapes nous apparaissent comme des stades du réel très importants et très créatifs ». Le cubisme provoqua selon lui cette ouverture rompant avec l’appréhension logique du réel où la figure faisait fonction de repère pour la raison discernante au lieu d’en être la pierre d’achoppement.

La puissance en quelque sorte désagrégeante de l’œuvre d’art, et par conséquent vitale, n’impliquait cependant pas, pour Einstein, qu’elle fût un simple antidote à la tendance synthétique de la philosophie. Certes, par elle, écrit-il en 1931 dans « Problèmes de la peinture moderne », « on veut échapper au processus de mort et on pose des tableaux dans l’existence ». Mais « la limite de l’image », en tant qu’elle n’est pas tout entière contenue dans l’objet matériel qui lui donne lieu, c’est-à-dire le tableau, vient de ce que, par elle, « nous ne multiplions pas notre relation avec la réalité, nous réduisons notre relation avec le réel par des coupes extrêmement brutales ». En d’autres termes, la figure agit sur le réel non pas identiquement au concept, mais avec une violence analogue. Parvenu à ce point, Einstein ne peut esquiver une question décisive pour l’histoire des avant-gardes : « Comment se fait-il donc que ce que l’on vante comme l’indépendance de l’œuvre d’art soit ainsi une limitation des relations avec le monde qui nous entoure ? »

« Carl Einstein occupait cette difficile place d’être à la fois un penseur moderne et un penseur critique de la modernité », remarquait en ce sens Georges Didi-Huberman (Devant le temps, Minuit, 2000). Il s’est en effet maintenu dans cette position liminale et inquiète. L’avant-gardisme voulait que l’art déborde la vie afin de la transformer, ce contre quoi l’art prémoderne l’avait prémuni en dotant ses tableaux d’un cadre. Einstein ne tient pas à maintenir à tout prix l’antithèse que le cadre instaure avec le réel, ne serait-ce que parce qu’elle « mène le tableau au repos, [qu’]elle le contraint à la limitation ». Mais il sait aussi que « le tableau accroché dans la pièce fait venir à ma conscience quelque chose de nouveau – à savoir le beau – qui éveille en moi un puissant sentiment de vie, qui me réjouit et me libère, car je vois quelque chose qui dépasse ce qui m’est utile ».

L’effort réflexif consiste alors non pas à tenir cet équilibre ni à dépasser la tension qui en résulte, mais à entretenir en l’intensifiant la relation critique qu’elle appelle. Faute de quoi, en se vouant à l’actualité plutôt qu’au temps qui passe, la critique même dépérit. Or un tel constat, formulé dès 1912 dans ses « Remarques sur le marché de l’art aujourd’hui », ne pouvait qu’amener Einstein à se poser cette autre question, d’apparence plus rhétorique mais en réalité non moins saillante, que celle relative à l’autonomie des œuvres : « quand fera-t-on enfin passer la critique d’art dans la rubrique des petites annonces ? ».

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