Le bus des femmes, livre collectif, ce sont les archives d’un agencement réussi entre des acteurs et des chercheurs, les traces de ce qui apparaît à trente ans de distance comme un petit miracle que seul le contexte de la lutte contre le sida a été capable de produire, les écrits d’une subjectivation improbable.
Anne Coppel avec Malika Amaouche et Lydia Braggiotti, Le bus des femmes. Prostituées, histoire d’une mobilisation. Anamosa, 152 p., 20 €
Nous sommes à la fin des années 1980. Contre le virus du sida, il n’y a pas de traitement curatif – les fameuses trithérapies sont découvertes seulement quinze ans après les premiers cas, début 1996 – et encore moins de traitement préventif – l’actuelle PrEP, considérée aujourd’hui par les spécialistes comme la possibilité articulée au duo « Test and treat » d’éradiquer le sida. En France, si l’association AIDES a été fondée dès 1984 par ceux qui deviennent vite des « réformateurs sociaux », ce n’est qu’en 1990 qu’Act Up Paris est créée sur le modèle new-yorkais. Les pouvoirs publics, suite au rapport du professeur Claude Got, ont mis en place depuis moins d’une année un triptyque pour lutter contre l’épidémie (une agence de recherche, un comité d’éthique et une agence de prévention). Hervé Guibert est invité en mars 1990 sur le plateau d’Apostrophes pour parler de son autofiction À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, tandis que l’affaire dite « du sang contaminé » éclate et que la recherche en sciences sociales bafouille – les seuls travaux notoires sont ceux menés, à l’initiative de Michael Pollak, au sein de la communauté homosexuelle, en particulier via le journal Gaypied (voir Les homosexuels et le sida, Métailié, 1988). Bref, l’épidémie progresse malgré les campagnes de prévention dans la population générale, au grand dam des acteurs de terrain.
Si quelques rares politiques prennent les premières mesures de réduction des risques pour les usagers de drogues, c’est sous la pression de collectifs ; ainsi, en mai 1987, Michèle Barzach, ministre de la Santé, autorise-t-elle par décret la vente libre des seringues en officine (voir La catastrophe invisible, 2018). Mais les prostitué.e.s demeurent les grand.e.s oublié.e.s de la lutte contre le sida. La police les harcèle, les municipalités veulent les chasser des centres-villes, mais de leur santé tout le monde se moque bien.
C’est dans ce contexte particulièrement noir que s’invente, en 1990, un dispositif de recherche-action absolument extraordinaire : extraordinaire parce que s’appuyant sur une mémoire silencieuse mais bien réelle – la lutte, quinze ans plus tôt, des prostituées notamment lyonnaises pour se constituer en sujet politique (voir Lilian Mathieu, La condition prostituée, Textuel, 2007) ; extraordinaire encore parce que considérant le cahier de confidences comme un outil politique pertinent (ce sont des lettres que les prostituées vont écrire au ministre de la Santé) ; extraordinaire enfin parce que ces propos individuels vont produire du savoir politique collectif.
C’est une quinzaine de lettres de femmes travailleuses du sexe de la rue Saint-Denis majoritairement qui sont ici rassemblées et reproduites en facsimilés. Les éditions Anamosa ont donc eu bien raison de faire de ce cahier des prostituées, non une triste liasse de lettres de cachet, mais un livre d’or, un livre de fierté, celui de femmes debout, qui ne mendient pas mais énoncent simplement leurs besoins, à commencer par ceux en matière de santé.
Ces archives ne sont pas pour autant magnifiées ; ni Anne Coppel ni Lydia Braggiotti, la première chercheuse, la seconde militante associative, ne sont femmes à se tresser des couronnes ou à s’instituer en anciennes combattantes en embellissant le passé. L’édition est à l’image de cette enquête-action, elle est tenue. Si Anne Coppel rappelle le montage administratif et scientifique, Lydia Braggiotti, dans un entretien qui suit l’édition des lettres, restitue un peu de l’atmosphère qui entourait alors le bus des femmes, ce bus victorien, à deux étages, qui permettait tout à la fois un accueil collectif et des entretiens individuels.
Car si ce livre émeut autant qu’il instruit, c’est que l’on assiste, page après page, à l’invention d’une manière de faire de la recherche dont on s’est aujourd’hui éloigné : une manière à la fois héritière du bricolage des années 1970 entre militantisme et savoir, et fruit de l’urgence de la lutte contre le sida attentive aux données épidémiologiques fines. En miroir de chaque lettre, la lecture d’Anne Coppel, ni en surplomb ni à la place de, simplement en regard. On comprendra, en lisant le texte de la chercheuse Malika Amaouche qui raconte la suite, que, depuis 2000, bien que des projets soient portés, cette magie n’opère plus. On se demandera pourquoi et on ne manquera pas d’admettre que nous sommes entrés depuis vingt ans dans la grande ère du soupçon : la recherche-action ne plait plus. On préfère une publication en anglais dans une revue de renommée internationale bien indexée et de haut niveau à un rapport photocopié dont chaque mot aura été discuté au petit matin autour d’un café servi dans des gobelets en carton. On préfère aux écritures malhabiles, aux mots rudes et à l’orthographe maladroite des femmes prostituées, les beaux graphiques et les présentations powerpoint des sociologues en santé publique. Nulle nostalgie ne se dégage de cet ouvrage, nulle colère non plus, juste le désir de témoigner qu’une autre recherche a été possible. Ce livre est ainsi une boite où sont conservées les confidences de femmes mais aussi un peu de la beauté du soulèvement qu’elles menèrent ensemble contre un ordre établi. C’est sans doute en cela les plus précieuses des archives de la lutte contre le sida.