L’héro entre dans l’histoire

Il manquait un livre sur l’histoire contemporaine du trafic et de l’usage des opiacés en France. Sous-titré Histoire sociale de l’héroïne, cet imposant volume, fruit d’une enquête collective associant des sociologues, des ethnologues, des historiens et des militants, vient combler ce vide pour la période 1960-2000.


Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi, (dir.), La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne. Amsterdam, 656 p., 24 €


Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi, (dir.), La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne.

© Michel Kokoreff

L’ouvrage est ambitieux au regard des sources disponibles — la loi du 15 juillet 2008, comme le rappellent les auteurs, impose des délais de consultation importants (75 ans pour les enquêtes de police judiciaire, 120 ans pour les dossiers individuels, et 150 ans pour les dossiers médicaux individuels), les dérogations sont rares et en outre la brigade des stupéfiants de la Préfecture de police de Paris ne verse pas ses archives aux Archives nationales, ni même aux archives de la Préfecture. Aussi, c’est une histoire fragmentaire que ce livre propose, avec ses choix et ses manques. Même si les sources sont davantage disponibles pour Marseille, qui constitue avant la région parisienne (son centre puis sa banlieue) son premier pôle, cette histoire de l’héroïne est moins sociale que culturelle. Basé sur plusieurs dizaines d’entretiens avec les acteurs (usagers, soignants, éducateurs, policiers, trafiquants, journalistes, politiques, chercheurs), ce récit à plusieurs voix procède par dossier sans parfois que le lecteur fasse le lien de l’un à l’autre, tant les approches sont multiples et les angles différents. De même, il est parfois difficile de saisir l’importance de cet événement en l’absence d’un tableau donné d’entrée sur le contexte européen (les cas allemand et anglais auraient pu être convoqués, d’autant que la littérature est abondante sur le sujet).

Selon les auteurs de l’enquête, trois périodes se seraient succédé depuis la fin des années 1950 : la première aurait vu une entrée progressive via la célèbre French connection corse-marseillaise de la blanche au sein de la jeunesse dorée, d’abord artiste puis rebelle. La deuxième période, à partir de 1974 et jusqu’aux années 1990, serait le moment d’un développement massif des pratiques ; l’injection de la poudre aurait d’abord été l’une des pratiques de sortie du militantisme gauchiste mais surtout cette période aurait été marquée par une prévalence croissante dans les quartiers, tandis que la dernière période serait le théâtre d’un reflux, voire d’une marginalisation de la prise d’héroïne.

Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi, (dir.), La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne.

La thèse défendue est que l’épidémie invisible est celle qui a touché massivement pendant une décennie (les années 1980) des populations jeunes, pauvres et racialisées, particulièrement soumises à la politique ultra-libérale qui se met en place alors dans la plupart des pays occidentaux. Le lecteur sera surpris que, dans cette chronologie, les épidémies de VIH et de VHC ne fassent pas véritablement événement – trois pages au centre du livre sont consacrées aux années sida – alors que toute la politique de réduction des risques (RdC) est née de la lutte contre la pandémie. Sans doute, il aurait été intéressant de suivre l’évolution sur ce point d’une association comme Médecins du monde qui a particulièrement articulé usages de produits et VIH. L’autre surprise vient de la place faite à la contre-culture, notamment au quotidien Libération, à la fois comme journal et comme lieu, au détriment d’une histoire fine du développement des pratiques au fur et à mesure des fermetures des usines et des licenciements. Si les deux perspectives ne sont pas contradictoires, pas un chapitre n’est consacré à l’héroïne dans les conurbations fortement marquées par la crise que sont par exemple Lille-Tourcoing et Roubaix ou sur des régions sinistrées socialement où l’on a vu se développer aussi une « toxicomanie rurale » qui aurait pu contrebalancer le tropisme parisiano-marseillais de l’enquête.

Mais l’objectif de La catastrophe invisible est sans doute ailleurs ; il s’agit de faire de l’héroïne un objet d’histoire et de ses usagers des acteurs à part entière de cette histoire. L’analyse de la manière dont les données épidémiologiques en matière et d’usage et de décès sont absentes jusqu’en 1990 est particulièrement éclairante. Cette catastrophe est à la fois invisible et inaudible. On ne peut que se réjouir que l’ouvrage répare ce silence en se fondant sur la parole des témoins anonymes (usagers, familles, ami.e.s) ; pris au sérieux, leurs témoignages sont longuement cités. Relégitimer les acteurs de cet événement sans trace est une première étape. Si l’on regrette parfois que cette visée disparaisse (on comprend difficilement l’intérêt de « l’intermède 1 » sur le rapport théorique de Guattari et Deleuze avec les drogues), les auteurs s’appliquent à décrire avec détail non seulement le fonctionnement de l’ensemble de la chaîne avec ses changements – sans négliger la partie technique – mais aussi toutes les modalités de vente et de consommation (de la rue à l’appartement, des beaux quartiers aux cités). Le chapitre consacré à l’usage en détention et à l’introduction de produits de substitution en prison au cours de la dernière décennie étudiée est lui aussi remarquable tant il montre le paradoxe de l’incarcération, et ses contradictions – seul moment de contact, pour certains usagers, avec le système de santé et lieu de déni total par l’administration de la présence de produits derrière les murs.

Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi, (dir.), La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne.

Graffiti à Downtown Olympia, Washington

La thèse qui se dégage du livre est que cette histoire culturelle croise l’histoire postcoloniale. Adoptant pour partie les thèses culturalistes toujours en débat de Hugues Lagrange, l’enquête montre que, sur un terrain ethnique particulièrement favorable à la diffusion de ces pratiques de consommation mais aussi de trafic, l’héroïne « a donc servi de produit d’appel pour mettre en place un système qui, répétons-le, repose sur l’existence d’une demande globale instrumentalisant à son profit les quartiers où vivent les minorités visibles ». Les auteurs suggèrent qu’« on ne peut pas exclure que ce tissu communautaire ait quelquefois été mis au service de la fameuse ‟diffusion” ». De même, à partir du milieu des années 1990, ce seraient les membres de ces mêmes communautés qui auraient chassé l’héroïne des banlieues pour des raisons diverses au profit du trafic et de l’usage du cannabis, « plus sain ». L’islamisation, notamment celle des enfants issus de l’immigration algérienne, jouant un rôle non négligeable dans ce processus. Il est beaucoup question de « grands frères », est-ce à dire que l’histoire de l’héroïne en France est une histoire d’hommes ? Pour le début de la période, la figure de Nacera, longuement interviewée par Anne Coppel, le dément ; les femmes ne disparaissent pas ensuite (le nombre de femmes contaminées par voie intraveineuse au cours de la première décennie du VIH en témoigne terriblement), beaucoup prirent de l’héroïne ; c’est aussi cela que révèle La catastrophe invisible, c’est une histoire féminine des marges. Le chantier est immense tant la figure de « l’héroïnomane » a été recouverte de représentations, bien loin de ce qu’elle fut.

L’histoire de l’héroïne est, grâce à cet ouvrage, sortie de la chronique des faits divers ; difficile désormais de nier les overdoses, la lente et inexorable dégradation des produits. La catastrophe invisible poursuit le travail mené par Philippe Bourgois avec En quête de respect (Seuil 2001) à propos de l’épidémie de crack aux États-Unis dans les années 1980-1990. Peu à peu, loin du Palace et du bain-douche, loin des galeries de Chelsea, une histoire des outsiders au ras du macadam se développe. Souhaitons que cette voie soit suivie.

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