Le chef-d’œuvre de Jean Delumeau

Ce qui nous arrive

Relire La peur en Occident de Jean Delumeau peut se penser comme un hommage à un historien discret, mort à 96 ans en janvier dernier, peu de temps avant que ses thématiques soient reliées à l’actualité la plus présente. Son chef-d’œuvre excède l’« histoire des mentalités religieuses », intitulé de sa chaire au Collège de France.


Jean Delumeau, La peur en Occident. Une cité assiégée (XIVe-XVIIIe siècles). Hachette, coll. « Pluriel », 608 p., 10,20 € (publié en 1978 au Seuil : réédité en 2011)


Jean Delumeau garda en universitaire le positivisme de l’érudition, et en catholique la volonté de comprendre une église saisie par Vatican II, ce qui défrisait souvent les cercles catholiques, sur lesquels il avait une grande influence. Le public moins soucieux d’orthodoxie et d’évolution des formes liturgiques et théologiques, moins encore de la catéchèse présente ou passée, garde surtout le souvenir de La peur en Occident. Ce livre de plus de 600 pages s’impose par l’ampleur du chantier et la variété de ses objets : les peurs – la peur de la peste, fondamentale ; la peur de l’écrasement par de nouvelles fiscalités qui entraînent l’émeute au XVIIe siècle, comme la peur de la famine qui engendre les révoltes, surtout quand il ne s’agit plus que de disettes ; et partout la peur, peur de la nuit, peur de la mer, peur des Ottomans, peur au sein de la communauté, celle des hérétiques et des sorcières, le tout renforcé par le Grand Schisme (1378-1418), quand la papauté d’Avignon devient concurrente de Rome. Tout un faisceau de craintes qui dépasse l’horizon rationnel.

La crainte des révoltes conjuratoires fait l’objet d’une approche intéressante qui ne nie pas l’héroïsme des refus et ne le cantonne pas dans l’absurdité de la violence ; l’élite, les élites civiles et plus encore religieuses, mettent en forme des terreurs où bien souvent la prédication ordonne le pire. On tonne en chaire, et on ne prêche plus le Purgatoire, apparu au XIIe siècle selon Jacques Le Goff, mais l’Enfer. Toujours soucieux de préciser les auteurs qu’il utilise, Jean Delumeau aborde l’hypothèse lancée par Hugh Trevor-Roper, qui n’a pas sorti que des balourdises telles que l’authentification de Mémoires de Hitler, mais a travaillé sur la notion de crise et a lié pour partie l’intrusion du néoplatonisme dans la pensée de la Renaissance à une irrationalité latente pire que celle qui anime les successeurs de Thomas d’Aquin, tels les Inquisiteurs qui se bornent à ne pas voir le réel.

Jean Delumeau, La peur en Occident. Une cité assiégée (XIVe-XVIIIe siècles)

Les élites voulaient-elles se rassurer ou tenir le grand nombre en lisière ? On ne sait trop la morale de l’histoire de Jean Delumeau, mais ce découpage d’époques, qui suppose acquis le politique en ses contradictions, est problématique en histoire des mentalités et finit par s’effacer en étant ramené à quelque constante noyée dans l’empirisme d’un structuralisme fataliste. Quand la peur en appelle à Satan-Belzébuth, la constitution de boucs émissaires désigne le Juif, le protestant, la femme, la sorcière. C’est là que les statistiques rigoureusement données nous font penser à ce qui est en première ligne, d’abord pour des raisons quantitatives, les femmes, les sorcières qui ne sont pas des marginales mais s’attaquent à des personnages d’une grandeur supérieure à la leur (pour adopter le vocabulaire de Luc Boltanski qui creusait les « cités » et le fonctionnement des « grandeurs » en ces presque mêmes années).

La lecture de La peur en Occident reste des plus stimulantes, d’autant que Delumeau sépare les faits établis d’avec ses essais d’interprétation jusqu’à donner le goût de recroiser ses propres apports. On aimerait reprendre cas par cas, chronologiquement, ce qui nuance la constitution des crises et que pareille échelle gomme. On en retient, aujourd’hui, chapitre par chapitre, l’intérêt de l’érudition scrupuleuse ; par-delà le thème d’ensemble, les suggestions nous font méditer, et comme par malice les propos qui structurent l’ensemble s’en trouvent tordus ; sous la houlette de Delumeau lui-même, on se met à pondérer ce qui est écrit. On imagine, sans verser dans l’anachronisme délibéré, d’autres agencements des possibles au service de cette peur polymorphe.

Alors on ne peut que saluer une œuvre qui donne envie de voir comment se structurent anthropologiquement les crises. Le plus convaincant, cela reste les émeutes reprises des travaux de Yves-Marie Bercé. On subodore le jeu complexe des éléments métaculturels qui ici se renforcent, ailleurs se neutralisent et exigent des reprises d’analyses ou des extensions, voire contestent la notion de peur et d’exutoire. Oui, il y a le boucher (le sang), l’aubergiste (le vin) et la parole – non pas le « meneur » des polices de tous les temps –, la parole du curé qui n’est pas le gyrovague ou quelque pícaro sans foi ni loi, mais celui qui fait lien, nomme les choses, invoque une économie des valeurs, renvoie « en même temps » des mots aux situations – les médias, dirait-on aujourd’hui. Mais là, on sent les réticences de l’universitaire qui s’en tient à ses audaces conscientes et répugne à verser dans l’inconnu des hypothèses qui perturbent les convenances épistémologiques. C’est dommage, et cela interroge la postérité de Jean Delumeau, car il est difficile d’embrasser aussi large, de garder et de faire vivre ce niveau d’information-là pour s’en tenir malgré tout, ou nécessairement vu la focale choisie, à une contextualisation évanescente.

On sait qu’il n’est d’histoire que contemporaine, et si, dès l’introduction, Delumeau avertit que son aventure est difficile, si on n’a aucun mal à lui reconnaître son ampleur remarquable et remarquée dès la sortie du livre, il n’en reste pas moins que postuler la cassure « de classe » et la situation post-Vatican II avec ce qu’elle implique de coulpe battue étouffe un peu le texte. En marche vers une histoire par objet, la valeur du texte est narrative, partout évocatrice de prolongements possibles, elle renvoie pour Emmanuel Todd à l’inquiétude d’une fin du monde atomique mais nullement marquée de pandémie.

Oui, il y avait la peste, les impôts, les musulmans natifs en Espagne et les Ottomans aux portes, les famines et les disettes… mais chaque crise, émeute ou drame révèle des constantes qui semblent dépasser le cadre que s’est donné Delumeau. Là se situe peut-être l’apogée et la limite d’une histoire des mentalités arrimée aux textes et aux idées des clercs de tous les temps. D’ailleurs, dès 1984, l’objet « petit » de la microstoria de Carlo Ginzburg gagna du terrain sans que les études de cas, souvent magnifiques, apportent autant que ce que Jean Delumeau a soulevé avec son regard du lointain, et cela dans chacun de ses chapitres. C’est cela une grande œuvre : même dans son incomplétude, sa productivité reste stimulante et englobante.

Tous les articles du n° 104 d’En attendant Nadeau