Ce qui nous arrive
Il y a cent ans, la jeune Russie bolchevique, en pleine guerre, connaît une grave épidémie de typhus. Les conditions sanitaires sont aggravées par un blocus des Alliés. Les immenses souffrances de l’épidémie ont laissé des traces dans de nombreux témoignages sur la période précédant la victoire bolchevique sur les armées « blanches ».
Général Wrangel, Mémoires 1917-1920. La révolution et la guerre civile en Russie. Energeia, 434 p., 32 € (publié en 2019)
Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947. Choix des textes et annotations par Jean Rière et Jil Silberstein. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 048 p., 30,75 € (publié en 2001)
Ekaterina Lvovna Olitskaia, Le sablier. Mémoires. Trad. du russe par Francine Andreieff et Hélène Châtelain. Deuxtemps tierce, 474 p. (publié en 1991)
Edwin Dwinger, Entre les rouges et les blancs, 1919-1920. Trad. de l’allemand par René Lobstein. Payot, 328 p. (publié en 1931)
Dès le début de 1919, une épidémie de typhus dévale sur la Russie soviétique affamée et envahie par les poux. Pour faire face à l’afflux des malades, les autorités décrètent « la semaine du front ». Les komsomols (membres des Jeunesses communistes) sont alors mobilisés pour aller aider les très rares personnels soignants dans les hôpitaux. Dans ceux où s’entassent les malades du typhus, ne sont envoyés que les volontaires. Nadejda Ioffé, âgée de quinze ans, se porte candidate, comme des milliers de jeunes communistes, avec la conviction de participer ainsi à la défense de la révolution. On l’accueille dans un hôpital. Le choc est rude : « Les gens gisaient dans les couloirs, à deux par lit, parfois allongés sur le plancher. Même un œil inexpérimenté repérait aisément les poux. Je fus bientôt atteinte par une forme très lourde de typhus exanthématique. Pendant deux jours, je restai sans conscience. Les médecins me dirent après que seul mon jeune âge m’avait sauvée. Pendant mes deux semaines presque ininterrompues de délire, il me semblait que les Blancs avaient pris Moscou, l’avaient recouverte d’une sorte de grand bonnet, et avaient tué Lénine (1) ».
Un peu plus tard, l’épidémie de typhus frappe l’étudiante Ekaterina Olitskaia, militante du Parti socialiste révolutionnaire, opposé aux bolcheviks. La propriétaire de l’appartement où ses camarades et elle ont trouvé à se loger la met à la porte. Ses camarades la jettent dans un fiacre mais l’hôpital, surchargé, refuse d’abord de l’accepter en arguant du manque de place. Un autre établissement lui ouvre finalement ses portes. On la conduit dans la salle d’accueil, on la rase, on la déshabille, on l’emmène sur une civière dans un long couloir où on la dépose par terre au milieu de malades allongés sur des matelas, puis un ou deux jours plus tard on l’emporte et on la dépose elle et sa jeune voisine sur des lits, dans une salle réservée aux malades gravement atteints. « Les gens mouraient sans arrêt […] Je ne sais plus si on nous soignait, si on nous faisait ou non avaler des médicaments […] Autour de nous allaient et venaient des infirmières, des aides-soignantes, des médecins. Ils apparaissaient puis disparaissaient pour de longues périodes. On n’en finissait pas d’apporter encore et encore de nouveaux malades. Le personnel médical lui-même était touché. On apporta dans notre salle trois aides-soignantes et deux médecins ». Au bout de plusieurs semaines, la mère d’Ekaterina Olitskaia vient la chercher à l’hôpital, réussit à l’en faire sortir et à lui trouver un petit logement où elle guérit. L’entassement, la faim, la saleté, le manque de savon, les déplacements dans des gares et des trains surpeuplés et crasseux, tout cela concourait à l’extension de l’épidémie.
Les hôpitaux comme les baraquements sanitaires manquent de place et beaucoup de typhiques restent chez eux. Le personnel médical manque de tout, même de bandages et de pansements, que l’industrie locale ne fabriquait qu’en quantités dérisoires. La Russie tsariste n’avait quasiment pas d’industrie pharmaceutique, elle achetait ses médicaments essentiellement en Allemagne, marché évidemment fermé depuis l’entrée en guerre d’août 1914. Or, dès que la Russie bolchevique est soumise à un confinement sévère, les Alliés réunis à Paris début janvier 1919 décident, à l’initiative de Georges Clemenceau, de la soumettre à un blocus sévère : il est interdit de commercer avec le pays de la révolution.
Ce blocus, décidé au nom de la défense de la civilisation gravement menacée, interdit à la Russie bolchevique tout achat de médicaments et même de savon, aggrave encore la pénurie, et contribue à transformer en mouroirs les hôpitaux où les malades sont entassés dans les chambres et les couloirs, deux par lit, voire sur le plancher envahi par des colonnes de poux qui répandent le typhus. Les épidémies font beaucoup plus de victimes que les armées « blanches » anti-bolcheviques, dont la dernière, celle du baron et général Wrangel, est défaite en novembre 1920. Les officiers blancs y ont largement contribué. La plupart d’entre eux ont en effet préféré se terrer dans les innombrables refuges que les états-majors ont, tout au long de l’histoire, toujours su réserver à eux-mêmes et à leurs proches, plutôt que de risquer leur précieuse existence au combat. Ainsi, l’armée blanche du général Denikine, dans le sud de la Russie, soumet la demi-douzaine de navires dont elle dispose à l’autorité d’un vaste état-major royalement installé à Constantinople.
Dans ses Mémoires, Wrangel décrit minutieusement l’épidémie de typhus qui anéantit plusieurs divisions de l’Armée rouge, dès l’hiver 1918-1919, dans le sud de la Russie : « Les hôpitaux débordant de malades, ces derniers s’entassaient dans les maisons, dans les gares, dans les wagons immobilisés sur les voies de garage ». Les morts restent longtemps mêlés aux malades privés de soins, abandonnés à eux-mêmes. Les typhiques en quête de nourriture errent jusqu’à l’ultime limite de leurs forces dans les rues de la ville, perdent conscience, s’effondrent sur les trottoirs. Les convois aux locomotives éteintes, aux wagons encombrés de malades mélangés aux cadavres, y compris, dans un wagon, ceux de médecins et d’infirmières, stationnent, immobiles, dans les gares et aux embranchements. Le général Wrangel aperçoit un train sanitaire dont tous les wagons ne sont qu’un amas de morts et, dans une gare, « des wagonnets où s’entassaient, comme des bûches, des cadavres pétrifiés dans des poses diverses », destinés à finir dans une fosse commune creusée derrière la gare.
Faute de moyens et de médicaments, en janvier 1919 le comité central du parti bolchevik proclame pour combattre le typhus une « semaine de la propreté », sans moyens et peu efficace. En février 1920, les autorités lancent un nouvel appel « à tous les ouvriers, tous les travailleurs et tous les citoyens honnêtes » à combattre les épidémies en nettoyant les villes. L’appel, en revanche, ne dit mot des centres d’infection que sont les gares où s’entassent des centaines de voyageurs dans l’attente angoissée d’un train aussi crasseux qu’improbable. Les rédacteurs du texte ne savent manifestement pas comment combattre ce fléau.
Les hôpitaux ne savent que faire des morts du typhus. Le pays manque cruellement de cercueils et de fossoyeurs. Les cadavres, une fois l’hiver fini, se décomposent. À Tcheliabinsk, selon un habitant, « chaque jour, des milliers de gens meurent ; on entasse les cadavres, dans des hangars comme des bûches ». Pour s’en débarrasser, on les envoie chaque jour par échelons entiers dans les deux grandes villes voisines où ils s’entassent aussi. Malgré cela, les infirmiers n’ont pas le temps de dégager tous les cadavres de la gare et notre habitant conclut : « il m’arrive de marcher sur des morts et des malades ».
Ailleurs, la faute incombe au manque de fossoyeurs… ou de chevaux pour traîner les charrettes. La femme du dirigeant bolchevik de Petrograd, Lilina Zinoviev, déclare un jour d’hiver : « Le typhus fait tant de morts qu’on ne réussit pas à les enterrer. Heureusement ils sont gelés. » Le révolutionnaire Victor Serge, à la recherche d’un ami malade, pousse un matin la porte d’un lazaret de typhiques dans le quartier de Vassili-Ostrov. « L’intérieur, écrit-il, était étrangement obscur et glacé. Je finis par y discerner des formes humaines allongées comme des bûches sur le plancher. Le lazaret, abandonnant ses morts qu’il ne pouvait pas enterrer faute de chevaux, avait simplement déménagé ». L’arrivée du printemps change la donne. Dans la morgue de Moscou s’entassent des centaines de cadavres en pleine décomposition.
Les habitants des régions un moment contrôlées par les Blancs subissent le même sort. La retraite de l’armée de l’amiral Koltchak en Sibérie, en 1920, est un long convoi funèbre de victimes du typhus, de la faim et du froid. Dans son témoignage, l’officier allemand Edwin Dwinger qui y participe décrit une interminable procession funèbre. Sur la route et sur les bas-côtés s’étire un long cordon de traîneaux abandonnés, de cadavres humains aux mains raidies tendues vers les fuyards dans les poses les plus extravagantes. Des femmes dépouillées de leurs vêtements et de leurs bijoux voisinent avec des gradés aux épaules encore garnies de leurs galons dorés et bientôt dépouillés eux aussi de leurs vêtements et de leurs bijoux avant de rouler dans les fosses communes creusées à coup de mines où l’on jette les victimes du typhus et du froid.
Au printemps 1920, la ville de Rostov, encombrée de fugitifs ravagés par le typhus, vit un cauchemar similaire. Face au typhus, on commence par fermer les cinémas, les théâtres et les restaurants, transformés en hôpitaux où s’entassent les blessés et les typhiques qui, faute de médicaments, tombent comme des mouches, après avoir transmis le typhus aux blessés de guerre. Les fiacres ayant été réquisitionnés pour transporter les malades, plus personne ne veut utiliser ces foyers d’infection mobiles pour se déplacer dans la ville. Puis, devant l’afflux des typhiques, les autorités décident de cesser de les soigner et de les éloigner. Les convois infectés sont envoyés sur une lointaine voie de garage, où leurs occupants ainsi confinés sans espoir de retour meurent de froid, de soif ou de faim. Wrangel commente : « Aucun médecin, aucun infirmier ne se risquait à franchir le seuil de ces wagons infernaux ».
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Nadezhda A. Joffe, Back in Time: My Life, My Mate, My Epoch. Trad. du russe vers l’anglais par Frédérick S. Choate, Labor Publications, 1995.