Histoire mondiale d’un tour du monde

Paru en août 2019, Civilizations de Laurent Binet (Grasset) imagine une Europe colonisée par les Incas. Inventeur du peuple Ward, mais aussi de son histoire et de sa langue, l’écrivain Frédéric Werst avait vu dans ce roman une démarche européocentrée effaçant le point de vue américain. Six mois plus tard, c’est un historien spécialiste de l’Indonésie, Romain Bertrand, qui répond au roman de Laurent Binet en remettant en cause les mythes européens des « Grandes Découvertes » et du « tour du monde ». EaN a donc proposé au même Frédéric Werst de lire cette Affaire Magellan.


Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan. Verdier, 144 p., 14,50 €


En abordant la figure de Magellan, Romain Bertrand s’attaque à l’un des navires amiraux de ce que l’historiographie européenne – et européocentrée – a pendant bien longtemps nommé les « Grandes Découvertes ». Quoique largement biographique et chronologique, la relecture qu’il propose de ces événements est en nette rupture avec l’imagerie traditionnelle jadis (et naguère) véhiculée par les « histoires nationales », et spécialement ibériques. C’est que sa réflexion se place dans le sillage des « histoires mondiales », qui font florès depuis une trentaine d’années. Qui a fait le tour de quoi ? est plus particulièrement ancré dans l’histoire « connectée », cette méthode ou école qui s’intéresse avant tout aux circulations et aux contacts, et dont Romain Bertrand est en France l’un des représentants majeurs (il est l’auteur, entre autres, de L’Histoire à parts égales, Seuil, 2011). C’est donc à la découverte d’un nouveau Magellan que le lecteur est appelé.

Qui a fait le tour de quoi ? est certes le récit d’une expédition ; mais c’est aussi une expédition en soi, dans laquelle l’auteur s’est embarqué avec toutes les provisions archivistiques et bibliographiques que pouvait contenir sa nef. La documentation est en effet impressionnante : à la fin de l’ouvrage, une trentaine de pages signalent les sources tant anciennes que modernes de chaque information saillante. Ainsi armé de toute l’érudition possible, le livre nous entraîne dans un périple qui se révèle, il faut le dire, passionnant.

L’itinéraire était pourtant loin d’être tout tracé. Dès le départ, Romain Bertrand nous en prévient : « Magellan c’est une vie majuscule, oui, mais des archives minuscules ». Sur la vie du navigateur, son caractère et même ses motivations, l’auteur est souvent désemparé. Bien sûr, il y a le journal de bord de Pigafetta, qui fut du voyage tout du long, et dont le témoignage de première main demeure irremplaçable. Mais il est largement insuffisant. Il n’a pas grand-chose à nous apprendre sur la psychologie de Magellan, et sur ses éventuelles eaux troubles.

Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan

Portraits de Fernand de Magellan et de Willem C. Schouten en buste aux deux côtés d’une sphère. Estampe (XVIe siècle) © Gallica/BnF

Prenons un exemple. Chacun sait que Magellan, dont le nom est associé à la première circumnavigation de la Terre, n’a pas fait le tour du monde, puisqu’il est mort à Mactan, aux Philippines, en 1521. L’historien nous rappelle les termes du contrat qui liait le capitaine portugais et la couronne espagnole : il était question de « n’aborder aucune terre qui se trouverait dans la démarcation du roi de Portugal » (les deux royaumes ibériques s’étant, depuis le traité de Tordesillas, partagé les « découvertes » mondiales à venir). Romain Bertrand commente ainsi ce contrat : « Cela prouve que Magellan n’a jamais eu pour mandat, ni probablement pour intention, de “faire le tour du monde” ». Non seulement il n’a pas fait le tour du monde, mais il n’aurait pas même projeté de le faire : voilà assurément un Magellan bien différent de sa légende. On peut aller plus loin encore, et s’interroger sur les motifs obscurs de sa mort. En mourant aux Philippines, soit, en un sens, du côté espagnol de la « frontière » virtuelle des deux empires virtuels de l’Espagne et du Portugal, le navigateur « aurait choisi de ne pas “faire le tour du monde” – pour mieux servir Charles Quint, ou moins trahir Manuel Ier, au choix ». Dans cette histoire, on le voit, l’énigme et le paradoxe ont joué les passagers clandestins.

Du moins, à la question « qui ? » de Qui a fait le tour de quoi ?, une réponse négative est définitivement donnée. Pas Magellan, et pas même en puissance. Une affirmative aussi, que l’on sait depuis toujours et que l’on n’a toujours pas enregistrée en Occident : « Le premier à avoir fait le tour du monde [est] un esclave malais », à savoir Enrique, que Magellan avait acquis en 1511, lors de la prise de Malacca par les troupes portugaises. Certes, des historiens plus classiques l’avaient déjà noté : « Le premier homme à avoir fait le tour du monde, sans l’avoir cherché, est un esclave », écrivait Jean Favier dans ses Grandes Découvertes (Fayard, 1991). Le symbole est trop flagrant pour qu’on n’y insiste pas un peu. Le premier homme à avoir fait le tour du monde est un esclave malais : « Enrique de Malacca ».

C’est là que les choses commencent à changer, et que le renversement promis par l’histoire connectée prend son sens. Car Romain Bertrand ne s’est pas contenté de compiler et de croiser toute la documentation européenne sur le voyage de Magellan, en exploitant notamment les divergences entre versions portugaises et espagnoles, comme en témoigne typiquement ce propos : « ce que nous apprend le chroniqueur Correia, et que ne nous dit pas Pigafetta… » L’historien a aussi cherché à intégrer le point de vue non européen et, en l’occurrence, le point de vue du monde dont il est spécialiste, l’Insulinde. Les principes mêmes de son travail s’y déclarent alors très lisiblement : parlant des Philippines, il note que « les indices d’un monde déjà connecté au reste du monde sont partout présents dans ce qui se donne à voir aux Espagnols », de même qu’il rappelait que « c’est à Malacca que les grands marchands arabes, indiens et chinois s’approvisionnent en poivre noir, en noix muscade, en macis et en clous de girofle ».

Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan

L’une des épices les plus précieuses que Romain Bertrand a rapportées de son expédition réside certainement dans les citations qu’il fait quelquefois des sources littéraires malaises. Celles-ci concernent la conquête de Malacca par les Portugais : on trouvera un passage d’une chronique du XVIIe siècle, la Sejarah Melayu ; ensuite, la citation d’un fragment d’épopée de la même époque, le Hikayat Hang Tuah. C’est au prix de tels échanges intertextuels qu’une histoire connectée peut gagner toute sa saveur.

Mon seul regret est que de telles références à des sources extra-européennes soient si rares, même dans Qui a fait le tour de quoi ? Évidemment, cette rareté n’est pas imputable à l’auteur seul : il y a fondamentalement une « asymétrie documentaire », comme on dit dans la langue de l’histoire connectée, qui fait que les voyageurs européens ont écrit beaucoup plus sur les « découverts » que les non-Européens sur leurs prétendus « découvreurs » – pour la simple raison que ces derniers ne tenaient justement pas les Européens pour des découvreurs.

En outre, si l’expédition portugaise de 1511 est documentée, aucune source asiatique ne semble mentionner le « demi-tour du monde » de Magellan en 1521. L’irruption de quelques vaisseaux venus de l’Ouest – fût-ce, comme la Victoria, par la route de l’Est – n’avait-elle rien d’un événement dans l’Insulinde largement connectée ? On aurait aimé que cette absence occupât plus de place dans le livre.

De même, si Romain Bertrand replace le personnage d’Enrique au centre de cette histoire, il ne mentionne que très incidemment le roman de l’écrivain malais Harun Aminurrashid, Panglima Awang (1957), dont l’esclave de Magellan est le héros éponyme. Dommage que nous n’ayons aucune citation de ce roman. Certes, on dira que ce n’est pas une source historique. Pourtant, quand il évoque les Tehuelches de Patagonie, l’auteur, faute de source historique locale, n’hésite pas à citer la littérature moderne, et un poème de Neruda en l’occurrence. Certains reprocheront peut-être à l’historien de s’être, comme Magellan, arrêté à mi-chemin de son voyage de reconnexion et de n’avoir pas, dans sa documentation, donné « à parts égales » à l’Asie et à l’Europe.

Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan

Ferdinandes Magalanes Lusitanus, anfractuoso euripo superato, telluri ad austrum nomen dedit. Estampe d’Adriaen Collaert (XVIe siècle) © Gallica/BnF

Il n’en reste pas moins que le regard que Romain Bertrand porte sur les voyages de Magellan est neuf et audacieux. Sans surprise, le navigateur portugais, « traître » passé à l’Espagne, n’en ressort pas grandi. Il y a dans Qui a fait le tour de quoi ? un travail méthodique de démythification, voire de démolition du héros. Cela se fait en partie au profit de l’équipage, sans lequel il n’y aurait pas de « grand voyageur ». On lira avec intérêt le recensement, par nationalités, des matelots de l’expédition. Et avec quelque émotion, dans le dernier chapitre, le recensement symétrique des survivants, mais aussi la nécrologie de certains de ces marins anonymes et cependant nommés. D’autre part, le décentrement opéré par l’historien relativise, non pas la prouesse, mais la portée même du voyage de Magellan et d’Elcano, son successeur : « Mais de quoi exactement ont-ils fait le tour ? Du globe, assurément. Mais du monde, c’est une autre affaire ».

On l’aura compris, l’ouvrage n’est pas dépourvu d’intention polémique, et un certain dénigrement de la culture européenne y est de mise : culture que l’auteur qualifie, par exemple, de « nombriliste » et de « frileusement recroquevillée sur elle-même ». Les historiens débattront entre eux de l’à-propos de tels jugements : je ne saurais me prononcer. Au reste, Romain Bertrand affecte parfois la même posture en matière de littérature, quand il taxe les Lusiades de Camoëns de « monument du patriotisme pleurnichard ». Et cette fois, je dis que ce jugement est une impertinence.

Mais c’est aussi que le livre, dès ses premières lignes, affiche des ambitions littéraires : « Magellan, c’est la statue du Commandeur, une vie majuscule » (je souligne). Le texte joue d’ailleurs de divers styles, allant de l’enquête policière au récit d’exploration, en passant par la conférence érudite – ce qu’il était à l’origine, comme le montrent diverses marques d’oralité. Afin de nommer le nouveau genre historiographique qui est le sien, Romain Bertrand parle, joliment d’ailleurs, de « conte de faits ». Pour autant, la structure de l’œuvre en cinq « épisodes », le déploiement de l’hubris des colonisateurs, la mort du « héros » et le finale en forme d’hécatombe désignent, plus sourdement, le modèle textuel de la tragédie. L’auteur en fait lui-même l’hypothèse : Magellan serait peut-être « un authentique héros de tragédie grecque : un homme aux espérances brisées, qui boit son destin jusqu’à la lie ». Tous les historiens n’apprécieront peut-être pas ces jeux d’écriture, mais on leur répondra que ce n’est pas le moindre mérite de l’histoire connectée que d’avoir, par surcroît, connecté le monde de l’historiographie à cet autre continent qu’est la littérature.

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