Les derniers accrochages du MAMC (musée d’Art moderne et contemporain) de Saint-Étienne manifestent un beau mouvement dialectique. Une exposition sur la fondation des collections modernes sous l’égide de Maurice Allemand répond à une autre retraçant un aspect de l’Arte Povera. Ce contrepoint permet la découverte de deux jeunes plasticiens, Firenze Lai et Alexandre Léger. Soit une institution qui mène à bien ses missions traditionnelles tout en faisant preuve d’ouverture au contemporain.
Maurice Allemand. Ou comment l’art moderne vint à Saint-Étienne (1947-1966). Une histoire des collections. Jusqu’en janvier 2021
Entrare nell’opera, Entrer dans l’œuvre : actions et processus dans l’Arte Povera. Firenze Lai, L’équilibre des blancs. Alexandre Léger, Hélas, rien ne dure jamais. Jusqu’en mai 2020
Voilà un musée qui explicite ses raisons d’être, comme le prouve l’exposition consacrée à Maurice Allemand (1906-1979), premier directeur « moderne » du MAMC. Assistant de l’historien de l’art Henri Focillon, spécialiste d’art roman, il a dirigé le musée de 1947 à 1966. Excellent connaisseur du modernisme, il se retrouve en 1947 à la tête de collections « d’art et d’industrie » où animaux empaillés et métiers à tisser côtoient divers artefacts rococos. Dépourvu d’un budget substantiel, isolé, Maurice Allemand avoue « diriger un musée bizarre ». Il entreprend d’y faire pénétrer la peinture moderne et l’art africain. À Saint-Étienne, et non à Paris.
Les premiers Calder et Jean Arp des collections françaises ? À Saint-Étienne, en 1955 et 1957. La première exposition de collages en Europe ? À Saint-Étienne aussi. Si les tutelles locales sont longues à convaincre, l’État soutient la démarche. Quant aux artistes, qu’on aurait pu croire plus rétifs à l’institution, ils aident. À défaut d’avoir mis le feu au musée, les avant-gardes l’investissent. Et même s’impliquent, à l’image de Michel Seuphor et de Tristan Tzara. Dans ce beau parcours, on retrouve Chaissac, Brauner, Goetz. Maurice Allemand avait le goût sûr, de l’entregent et les idées larges. Il consacre une partie des collections aux artistes femmes telles que Marcelle Cahn, Aurélie Nemours et Sophie Taeuber-Arp.
Cet esprit d’une évidente liberté identifie le contemporain sans a priori ou esprit de chapelle. L’exposition en offre la preuve et beaucoup à penser sur les missions d’un musée public. Au détour d’une lettre à Picasso en 1949, Maurice Allemand a cette phrase étonnante sur « les éléments les moins “cultivés” du public, qui regardent avec des yeux neufs et non déformés par l’enseignement des vieilles esthétiques, et sont les plus aptes à goûter les formes nouvelles de l’art ». Il y aurait beaucoup à dire sur cet optimisme peut-être idéaliste. N’empêche, une programmation se construit avec des convictions esthétiques mais aussi sur une attention sans surplomb.
À cet égard, la ligne actuelle du MAMC témoigne de sa filiation à Maurice Allemand. Ainsi de l’exposition dédiée à l’Arte Povera et à ses liens avec les arts vivants. Envisageant ce courant surtout sous l’angle des actions, des performances et de son rapport à la théâtralité, l’ensemble se distingue de certaines approches plus centrées sur les matériaux. D’une grande richesse, cette centaine d’œuvres émerveille tout en laissant parfois froid. Tout repose sur des gestes, une socialité et une énergie qui, par construction, ne peuvent se laisser muséifier. Traces, images, vidéos ou installations évoquent des ruines romaines désertées. L’effort d’imagination doit se faire puissant pour reconstituer mentalement les actions de Mario Merz dans l’un de ses igloos de 1978. Avec le temps et sans les gens qui occupaient cet objet, sa fragilité l’a emporté sur la vitalité protectrice revendiquée alors.
Même sensation face aux cubes blancs de Fabro (In cubo, 1966), que l’on pouvait soulever pour s’y enfermer. Pour ces œuvres comme pour Essere d’Elisio Mattiacci (1968), on ne fait guère que rejouer des scènes primitives. Fondatrices à l’époque, et nécessaires pour explorer un rapport moins sacral à l’art, elles paraissent maintenant figées. Classique, le paradoxe n’en est pas moins troublant. Quelle distance entre le temps héroïque de leur création et l’aujourd’hui muséal, soigné, impeccable, forcément lointain. Toute la sève de ce mouvement se résume dans la fantaisie arty de cette nuit de 1969 au Piper Pluriclub de Turin. Des jeunes femmes se promenaient dans des robes en plastique remplies d’eau… et de poissons vivants tandis qu’on portait des masques à l’effigie de l’artiste Michelangelo Pistoletto. L’ensemble passionnera les amateurs d’arts vivants.
En ces temps (bénis ?), le théâtre pouvait encore avoir quelque influence sur l’art contemporain, comme le montre l’aura de Jerzy Grotowski (à qui fut empruntée l’expression d’« art pauvre ») sur ces Italiens qui fréquentaient aussi le Living Theatre. Mais, dans cette course pour réduire l’écart entre l’art et la vie, c’est toujours l’art qui gagne à la fin. Alors, « Entrer dans l’œuvre » ? Oui, à la manière de Giovanni Anselmo pris en photographie au moment où il pénétrait dans un espace par lui circonscrit. L’artiste pensait peut-être faire pénétrer la vie. C’est lui qui devint à son tour image et signe, absorbé par l’objet. Décidément excellent dans le registre publicitaire, Pistoletto paradait dans Turin en 1967 avec une énorme boule de papier journal. Le terme « procession » surgit incidemment et trahit dans ce mouvement à la radicalité revendiquée l’héritage du spectaculaire catholique. En parcourant les salles, on pense irrésistiblement à Pasolini et à son texte sur le théâtre publié en français il y a peu : « Le théâtre du Cri est un rituel où la bourgeoisie d’une part se reconnaît en tant que productrice de celui-ci, et d’autre part éprouve le plaisir de la provocation, de la condamnation et du scandale (à travers lesquels elle n’obtient, au final, qu’une confirmation de ses propres convictions). »
Après une telle exubérance, les deux expositions consacrées à des artistes encore peu connus du grand public paraissent bien sobres. Alexandre Léger et ses méticuleuses représentations de boîtes d’antalgique laissera rêveurs les migraineux dans son genre. Dépourvu de cet aspect art brut à la gravité enfantine, la peintre Firenze Lai vient de Hong Kong. Lustre patiné et goût pour le décoratif laissent deviner une gaieté très rentrée. Des personnages figés dans des arrière-plans planes et noirs, une difformité des corps renforcée par la récurrence des bras et des jambes pliées. Les têtes alourdies et les poses pensives nimbées d’une froidure chromatique peu tropicale disent un ennui inquiet. Tout converge vers une intériorité indistincte et opaque, les visages étant réduits à leur plus simple expression. Ce défaut d’individualité diffuse un malaise vague où l’on distingue des références à Munch, et à Bacon, filiations revendiquées. Dans l’atelier de Lai se trouve, paraît-il, la reproduction d’une icône byzantine. Le hiératisme n’est en effet pas absent de ses toiles. Manque pourtant l’au-delà. Les humains ont des contours, pas de présence.
Selon Firenze Lai, ses œuvres « ne sont pas des portraits, mais des personnages », ne participant alors à aucune intrigue. The Darkest Black (2016) figure une silhouette de dos semblant quitter une pièce trop étroite pour entrer dans un autre espace, rectangulaire et d’une trop parfaite obscurité. On cherchera en vain un sous-texte politique à ces œuvres où la catastrophe a déjà eu lieu. Déjà présente à New York et à la biennale de Venise, Firenze Lai est exposée pour la première fois dans un musée français. L’esprit de Maurice Allemand demeure intact.