Chaplin à l’avant-garde

Pénétrer dans un musée où résonnent des éclats de rire est une expérience rare et précieuse, actuellement offerte aux visiteurs du musée d’Arts de Nantes. Peu habitués à ces démonstrations d’humeurs, les lieux d’exposition considèrent ordinairement les rires qui s’y font entendre avec un soupçon d’inquiétude. Ici ils sont les bienvenus ; et même s’ils ne l’étaient pas, ils seraient de toute façon inévitables, car c’est Charlot que l’on célèbre.


Charlot et les avant-gardes. Musée d’Arts de Nantes. Jusqu’au 3 février 2020

Catalogue de l’exposition. Sous la direction de Claire Lebossé. Musée d’Arts de Nantes/Éditions Snoeck, 255 p., 28 €


Célébration qui, pour les 130 ans de la naissance de Chaplin, a pris des allures de festival puisque à Paris l’exposition « Charlot et la musique » a opportunément complété « Charlot et les avant-gardes ». L’espace central du musée d’Arts de Nantes, converti en chapiteau de cirque, donne à voir des extraits sur quatre écrans devant lesquels des grappes d’enfants assis et d’adultes debout se tordent de rire simultanément, suivant une mystérieuse loi de synchronie dont le rythme ne varie qu’en fonction de la hauteur et de la longueur du plaisir manifeste qu’ils y prennent.

Autour d’eux, les œuvres accrochées dans les espaces adjacents paraissent nécessairement moins drôles, au point que l’on peut se demander dans quelle mesure même les plus incongrues d’entre elles soutiennent la comparaison avec les saynètes filmées, ou même s’y rattachent effectivement. Toute la difficulté, et l’on est tenté d’écrire toute la délicatesse requise pour établir visuellement une telle confrontation, revient à exposer quelque chose d’évident et de méconnu tout à la fois, sans verser pour ce faire dans le genre démonstratif. Les liens qui unissent les avant-gardes à Chaplin (plus que celui-ci à celles-là) ne relèvent en effet ni de la simple causalité ni de la pure fortuité.

Charlot et les avant-gardes. Musée d’Arts de Nantes. Jusqu’au 3 février 2020

« Le Cirque Médrano » de Fernand Léger © Musée d’arts de Nantes

Les deux assemblages en bois peint de 1924 que Fernand Léger désigne comme des Charlots cubistes s’apparentent à des portraits là où sa toile intitulée Composition à la main et au chapeau de 1927 ne fait que citer le célèbre couvre-chef du vagabond que l’on retrouve notamment dans Le bon exemple (1953) de René Magritte. La diffusion des attributs chaplinesques dans les représentations auxquelles le personnage a donné lieu se paie d’une certaine dilution de son identification, qui peut aller jusqu’à une forme de contamination du regard. Ainsi les Chaussures que photographie Walker Evans en 1936 font immanquablement songer aux godillots de Charlot, mais, dans ce contexte, les non moins fameux Souliers de Vincent van Gogh placés à leurs côtés auraient probablement suscité une (rétro)projection similaire, comme si un fil imaginaire pouvait relier entre eux ces univers visuels sans souci de l’anachronie.

Naturellement, Sophie Lévy et Claire Lebossé, les commissaires de Nantes, n’ont pas cédé à cette tentation. Elles ont néanmoins pris la liberté de mêler des œuvres issues de mouvements d’avant-garde différents à partir des quatre thèmes jalonnant le parcours de leur exposition. Dans la section sur « L’absurdité de l’histoire », les photomontages antinazis de John Heartfield voisinent ainsi avec un film d’Isidore Isou de 1951, Traité de bave et d’éternité, qui réactive la figure de l’errant des grandes villes ; dans « Le spectacle mis en abyme », les Artistes de cirque photographiés par August Sander en 1926 répondent aux sculptures en fil de fer qu’Alexander Calder commence sur ce thème à la même période, ou au Danseur de corde (1923) de Paul Klee ; et si « La poétique du monde » fait la part belle aux surréalistes, en particulier à Victor Brauner avec un important prêt du musée de Saint-Étienne, on y retrouve aussi Sander, et encore Evans.

Mais c’est dans la première partie de l’exposition, « L’homme machine », que les œuvres donnent cette fois l’impression d’avoir concouru à l’élaboration de l’esthétique des Temps modernes où elles se résument. Le cliché de Lewis Hine Power House Mechanic (1920) avait déjà acquis le statut de source, ou au moins d’image-sœur de celle de Charlot pris dans les rouages de la machine-usine, mais cette vision prend une autre dimension aux côtés des photomontages industriels de Cesar Domela, comme Énergie (1928), et une autre encore face à la Machine comique que peint František Kupka dans les mêmes années. Peu d’œuvres atteignent en effet la subtilité picturale de cette dernière, sinon celles, beaucoup moins connues mais ici visibles en nombre, du peintre allemand Robert Michel, dont on aurait sans doute aimé voir aussi celles de son épouse, Ella Bergmann-Michel, ne serait-ce que parce qu’elle fut également cinéaste (le couple a fait l’objet d’une exposition conjointe des galeries Éric Mouchet et Zlotowski de Paris à l’automne 2018, et il serait bien dommage qu’une institution muséale n’y donne pas suite).

Charlot et les avant-gardes. Musée d’Arts de Nantes. Jusqu’au 3 février 2020

« Machine Comique » de František Kupka © Musée d’arts de Nantes

Pour la plupart d’entre elles, les six constructions graphiques de Michel partagent avec la demi-douzaine d’œuvres présentées de la constructiviste Varvara Stepanova un même médium, l’encre sur papier. Mais là où cette dernière figure littéralement l’agitation de Charlot, celles de Michel, sans le nommer, en restituent le mouvement, se mesurant ainsi, par des moyens tout autres, au cinéma lui-même. Cette mince nuance, entre une figure agitée et une abstraction mouvementée, permet de comprendre la gêne que ne manquent pas de susciter les représentations trop nettes, même stylisées, de la figure créée par Chaplin, desquelles se dégage toujours un air de caricature parce qu’elles en ont figé la composante essentielle : son caractère mouvant et inarrêtable. Par là, elles en suppriment aussi pour partie le sens, qui est de provoquer le rire.

Du point de vue de l’histoire de l’art moderne, l’exposition de Nantes a ceci de bénéfique qu’elle réintroduit dans la compréhension des avant-gardes le facteur comique. Du point de vue de l’esthétique, cependant, le vis-à-vis qu’elle organise entre des images fixes et des images animées tend à prouver, sinon que le rire est intrinsèquement lié au mouvement, du moins qu’un certain niveau de rire ne peut être obtenu sans lui, et qu’en conséquence la manière qu’ont les arts graphiques de mimer sur ce sujet l’art cinématographique témoigne d’une insuffisance. Les artistes d’avant-garde ont sans doute nourri pour les films de Chaplin d’autant plus d’affection qu’ils y ont trouvé l’élément qui leur manquait, tout en partageant avec eux son effet – l’effet comique.

Celui-ci est, en l’occurrence, à double détente : dans un premier temps, il permet de prendre position dans le réel de façon artistique ; dans un second temps, cette position s’avère grâce au rire révolutionnaire, aussi bien dans l’existence que dans le champ de l’art. La démarche iconoclaste de Marcel Duchamp, dont un Porte-chapeaux (1917) est exposé à quelque distance d’une gouache de sa sœur Suzanne, Usine de mes pensées (1920), demeure quelque peu hermétique aussi longtemps qu’on en néglige la part drolatique. Pour qu’un objet quelconque puisse en effet être élevé au rang d’objet d’art, suivant le procès du ready-made duchampien, il faut que l’ironie de l’artiste produise ce détournement, ce qui suppose que le public soit doué d’humour et que l’institution qui l’accueille s’amuse un tant soit peu de la transgression à laquelle elle procure un cadre, et dont elle se fait la comparse. L’élan comique est ainsi fonction du degré de détachement, de la distance que l’artiste est capable de mettre entre son corps et la situation qui en détermine l’attitude.

Charlot et les avant-gardes. Musée d’Arts de Nantes. Jusqu’au 3 février 2020

« Le cirque » de Marc Chagall © Musée d’arts de Nantes

De cet écart, Charlot a précisément fourni un modèle de personnage-œuvre aveugle à sa propre condition, et par conséquent aux possibilités qui s’offrent à lui de prendre le pouvoir sur quoi que ce soit, les choses comme les êtres. Même son mode d’appropriation poétique du monde se fonde toujours sur une désappropriation ; d’où le nombre d’accidents qu’il provoque, y compris et peut-être surtout lorsqu’il paraît enfin maîtriser la situation. En cela, Charlot est effectivement dada, comme le revendiquait Tristan Tzara dès 1919 ; jusqu’à la séquence finale du Dictateur, en 1940, son discours sur le monde n’a acquis une portée politique qu’accidentellement ; son universalité tenant précisément à sa contingence.

C’est que, si Charlot n’est pas innocent, il ignore cependant tout ce qui ne relève pas du présent, qui a pour lui la durée de l’instant, et, comme le remarquait André Bazin, le personnage créé par Chaplin « pousse jusqu’à l’absurde sa tendance fondamentale à ne pas dépasser l’instant ». Ne voyant pas au-delà de la situation dans laquelle son corps est pris tout à se débattant avec elle pour lui échapper, il donne à voir son absurdité, l’injustice dont elle est le corollaire, parfois même son horreur. Or, comme le note Roland Barthes à propos de Chaplin dans « Le pauvre et le prolétaire », en 1957, « voir quelqu’un ne pas voir, c’est la meilleure façon de voir intensément ce qu’il ne voit pas » : les raisons objectives qu’il a de se bagarrer, dans lesquelles chacun pourra imaginer celles qu’il y aurait à lutter. Pour des avant-gardes soucieuses de se battre mais pas nécessairement de remporter la partie, Charlot devint rapidement un héraut dont le rire avait ceci d’unique qu’il armait autant qu’il pouvait désarmer celui qui en était la proie.

Charlot et les avant-gardes. Musée d’Arts de Nantes. Jusqu’au 3 février 2020

« Composition à la main et aux chapeaux » de Fernand Léger © Musée d’arts de Nantes

Sur ce point, l’universalité de Charlot déborde évidemment le terrain des avant-gardes pour entraîner à sa suite ceux qu’à son époque on désignait par le terme de « masses », aujourd’hui de « grand public », et quelquefois encore de « peuples ». Constat qui, en lui-même, a déjà quelque chose d’enthousiasmant, de l’ordre de ce qu’exprimait André Gide, cité dans une belle anthologie dirigée en 2013 par Daniel Banda et José Moure, également contributeurs du catalogue, et dont on tire ici ces citations : « Cela est si bon de pouvoir ne point mépriser ce que la foule admire ! » À parcourir ce recueil, on observe en effet que l’œuvre de Chaplin a produit cet autre double effet, chez des auteurs très divers, d’élever le niveau de leur écriture sur le cinéma tout en les ramenant à des considérations élémentaires sur la vie.

« Qu’un homme arrive à parler à un homme, n’est-ce pas exceptionnel ? », demandait par exemple Élie Faure en 1921, dans un livre consacré à ce qu’il nommait la cinéplastique et préfacé par Chaplin lui-même. Faure y poursuivait son exploration du monde informé par la silhouette de Charlot : « Un homme qui peut rire de lui délivre tous les hommes du fardeau de leur vanité. Et, comme il a vaincu les dieux, il devient dieu pour les hommes. Songez donc, il fait rire avec sa faim même, avec la faim. » Tel est l’effet de la pensée physique et muette de Chaplin : elle dure dans des mots et des images qui la continuent sans la trahir pour parvenir, ainsi changée quoique inaltérée, à l’aube du sentiment du monde – à l’émerveillement poignant.

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