C’est l’histoire d’un écrivain de langue française qui, de Sfax, où il est né, à Stockholm, où il vit et a fait souche, en passant par Haïfa, où il a vécu son adolescence, a fait un grand écart géographique sans jamais passer par la France. Ce nomade a connu un grand succès de librairie en publiant en 1981 Mohammed Cohen (Seuil), dont le titre dit tout de sa fracture de l’âme en situant le conflit judéo-arabe au cœur d’un personnage qui porte en lui – à l’instar de la Rébecca biblique dont les jumeaux Jacob et Esaü se disputent dans son ventre – un double héritage, une double allégeance en conflit perpétuel. Qui niera que notre quotidien vit toujours, au plus près de son être, ce déchirement ? C’est ce vivre – ce livre – impossible que nous rapporte, pour son neuvième roman, le franco-suédois Claude Kayat en retraçant l’aventure galiléenne de La Paria.
Claude Kayat, La Paria. Maurice Nadeau, 235 p., 19 €
Ce nouveau roman de Claude Kayat nous situe au cœur de sa chère Galilée qui est la région d’Israël où se côtoient, dans une quasi-égalité frondeuse, juifs et musulmans, séfarades et ashkénazes, arabes et bédouins. Tout part de la terre – et tout revient à la terre, comme le prédit L’Ecclésiaste –, ce gras terreau au pied du Golan partagé entre amandiers, oliviers, manguiers et figuiers, bref un paradis terrestre et transitoire, menacé et éphémère. Sur cette terre où il est né et où il dispose des « meilleures terres de toute la Galilée », Arié Appelbaum doit faire appel, chaque année, aux bédouins du village voisin pour assurer la fructueuse cueillette des amandes. La famille bédouine de Karim, en travailleurs saisonniers, s’installe là sous une tente provisoire où elle vit en autarcie tout en assurant la rude tâche agricole. Les deux chefs de famille, l’Israélien et le bédouin, s’estiment et se respectent. Karim a des fils jumeaux, l’un est un jeune homme violent, qui a hérité de son grand-père un « poignard à la lame recourbée », une chebrya, et c’est lui qui chaque année, pour la grande fête de l’Aïd, se charge d’égorger l’agneau sacrificiel ; le second est, à l’opposé, un garçon rangé et doux, qui a choisi « la voie des armes, option ouverte aux jeunes Bédouins de citoyenneté israélienne ».
Le premier est violemment contre Israël quand le second sert loyalement ce pays. De l’autre côté, deux frères aussi : l’un est mort à la bataille de Suez, et le second a grand peur de revêtir, bientôt, l’uniforme de Tsahal : c’est un pacifiste et un doux, dont toute l’ambition est de devenir archéologue. Et voilà maintenant le « couple incongru » : le jeune Yoram, fils d’Arié, d’une année sur l’autre, s’est épris de cette jeune cueilleuse d’amandes, Fatima, une orpheline recueillie par son oncle Karim et qui ne cesse de rêver à son bel amoureux blond. Telle est la situation posée, et le nœud de l’intrigue. Nuitamment, prudemment, ils se retrouveront sur un terrain vague et archéologique et ils s’aimeront. Au grand dam de Brahim qui, éconduit dans ses velléités d’épouser sa cousine, n’aura de cesse de se venger des deux amants. C’est Roméo et Juliette en Galilée, et la tragédie shakespearienne est au bout.
Mais c’est juste la moitié du roman, car l’autre moitié, la plus dense et peut-être la plus profonde et attachante, nous livre, comme annoncé dans le titre, le destin d’une paria : une musulmane qui a « fauté » avec un juif, dont elle portera la descendance. La honte, le déshonneur, la vengeance. Mais, au milieu des turpitudes, l’auteur laisse une place à l’innocence, celle de Fatima la réprouvée, et celle de Shoshana, la grand-mère de Yoram, qui la recueille dans sa maison de poupée : « Fatima s’émerveillait qu’un univers d’une telle innocence pût exister dans la réalité. Un mur étanche semblait le séparer des turbulences du reste du monde, avec ses cris, son sang, sa haine et ses passions. De vivre dans ce cocon la faisait remonter à une enfance cotonneuse, antérieure à l’apprentissage des mots durs, malfaisants et porteurs de souffrances. »
Très vite, le problème identitaire, thème obsédant de toute l’œuvre de Kayat, est posé, à défaut d’être résolu : le fruit de cette passion coupable, insensée, condamnée des deux côtés dans l’encre au vitriol du romancier, oui, cet enfant qui va naître, comment le nommer, le définir ? Dans notre Europe métissée – quoiqu’on en pense ou qu’on en dise –, si ce problème identitaire existe, il n’entre pas, le plus souvent, dans les voies d’une telle violente orthodoxie. Mais sur cette terre d’Israël où la haine est ce qui est le mieux partagé, quels Arabes ou Bédouins accepteraient ce crime, quels Juifs, ashkénazes ou séfarades – ceux-là si proches culturellement des Arabes – sauraient faire une place à cette monstruosité ? Alors Fatima, la jeune et vaillante « Juliette » qui, avec une force inouïe, et contre la haine, le rejet et les menaces, a choisi résolument la vie – Le’haïm dit l’hébreu –, s’interroge en grande sagesse : « Juif ? Arabe ? Le jour venu, ce serait à lui de faire son choix et à lui seul ». Dans ce monde d’identités affrontées et dans ce cas de figure, il s’agit moins de dissoudre son identité dans la mort de l’âme – tel est le message de l’auteur – que de revendiquer une liberté qui n’a que faire des normes, des carcans, des préjugés et des anathèmes : « Toute à savourer sa victoire sur le meurtrier de Yoram, sur les harpies qui, de leurs coups de pied, avaient tenté d’assassiner sa fille, Fatima se sentait désormais invincible. Cette bambine, accrochée à sa poitrine, serait sa revanche, son triomphe. »
Claude Kayat rejoint là le beau message d’amour de David Shahar dans son Palais des vases brisées (prix Médicis 1981), cette brisure ou ce déchirement qu’est la vie ici-bas – blood and tears, aurait dit Churchill – dans l’attente du miracle, du Messie qui saura, peut-être, réparer les cassures et les failles. Claude Kayat touche là au sommet de son art, parachevant avec une totale maîtrise, avivée par une actualité toujours aussi cuisante et désolante, tout ce qu’il écrit et raconte depuis trois décennies. Bienvenue en Galilée ! Ici nous est donnée, avec grand art et dans une écriture mirifique, une belle leçon : dans cette terrible histoire de La Paria, de son périple dramatique et ses cruels avatars, la victoire revient à l’amour. Une chance est donnée à l’impossible et l’amour est plus fort que la mort. Ce roman attachant ne peut se lire que d’une traite.