Eisenstein à Metz

Le Centre Pompidou-Metz consacre jusque fin février une vaste exposition aux rapports entre l’œuvre d’Eisenstein et les arts. Quelques aperçus sur une exposition qui multiplie les confrontations stimulantes.


L’œil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts. Centre Pompidou-Metz. Jusqu’au 24 février 2020


L’extase revient fréquemment dans les écrits de Sergueï Eisenstein. Mettant constamment en regard séquences de films et œuvres d’art, L’œil extatique donne la mesure de la formidable ébullition intellectuelle qui a animé son œuvre jusqu’à sa mort. Lecteur vorace, féru de Joyce comme de Fantômas, esprit curieux de tout, de l’anthropologie à la psychanalyse, théoricien toujours en mouvement, mêlant constamment inventivité conceptuelle et humour, polyglotte passant dans une même phrase d’une langue à l’autre, dessinateur compulsif marqué par l’art de la caricature, Eisenstein n’a cessé de décloisonner les domaines et d’ouvrir des perspectives nouvelles de réflexion sur les arts en explorant les possibilités offertes par la notion de montage.

L’œil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts

Eisenstein, « Octobre » (1927) © FSF

Le parcours suit les grandes étapes de l’œuvre, depuis les premiers essais théâtraux et cinématographiques dans l’orbite de Meyerhold (l’exposition montre le premier court-métrage clownesque d’Eisenstein, Le Journal de Gloumov, conçu comme intermède du spectacle théâtral Le Sage), jusqu’à Ivan le Terrible, en passant par les étapes majeures des quatre grands films (La Grève, Le Cuirassé Potemkine, La Ligne Générale, Octobre), mais aussi par certains projets non réalisés (Glass House), détruits (Le Pré de Béjine), ou montés après sa mort et mutilés (¡ Que Viva Mexico !).

La dernière salle, point d’orgue de l’exposition, est consacrée à la réflexion d’Eisenstein théoricien de l’art, avec son projet de livre Méthode, son opus magnum inachevé sur la création artistique à partir de la notion de pensée « prélogique », dont ne subsistent que des fragments et des articles épars qui n’ont été traduits en français à ce jour que partiellement. Et tout cela ne donne nécessairement qu’une image incomplète de l’entreprise eisensteinienne, puisque de nombreux projets inachevés, tel celui d’un film d’après Le Capital de Marx, n’ont pu être abordés dans cette exposition déjà très vaste.

Le parcours est construit autour de courtes séquences souvent célèbres données à voir avec un regard neuf grâce au voisinage avec d’autres œuvres. La séquence des mouchards dans La Grève, celle de l’escalier d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine et celle des dieux dans Octobre sont montrées dans leur dialogue fécond avec l’histoire de l’art. D’autres séquences moins connues sont projetées, comme celle où une soldate défendant le Palais d’Hiver se laisse émouvoir par le couple enlacé de L’Éternel Printemps de Rodin. Un double principe préside à l’exposition : tout d’abord, donner à voir quelques-unes des références artistiques (à la caricature, à la peinture d’histoire, à la peinture sacrée) que le cinéaste cite ou détourne ; ensuite, montrer comment les films et la théorie d’Eisenstein invitent à jeter un regard neuf sur les arts plastiques, et à percevoir des effets de montage, de plongée ou de contre-plongée dans une Descente de croix du Tintoret. L’un des effets majeurs de L’œil extatique est sans doute cette invitation à regarder autrement, avec l’œil vivifié par l’expérience du cinéma.

L’œil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts

Jacques Callot, « Scapin et le capitaine Zerbin » © Médiathèques de Metz

Les commissaires, Ada Ackerman et Philippe-Alain Michaud, ont fait converger autour d’Eisenstein des œuvres venues de musées russes, français ou d’ailleurs  : on croise des gravures de Jacques Callot sur la commedia del arte, un  moulage de la frise des Panathénées, des prisons imaginaires de Piranèse, des tableaux du Greco ou de Poussin, des caricatures de Daumier, des travaux des contemporains d’Eisenstein comme Rodtchenko, Lissitzky, ou les architectes constructivistes, et enfin des documents historiques frappants, comme ces photographies de l’intérieur du Palais d’Hiver après l’assaut de la révolution d’octobre. L’exposition donne aussi une place de choix à quelques séries de dessins originaux d’Eisenstein venues des archives russes, notamment la série du séjour au Mexique, saisissante par sa tendance à combiner allègrement érotisme et profanation pour évoquer la corrida ou la lutte de David et Goliath.

Parmi les confrontations les plus émouvantes, on peut évoquer le squelette mexicain géant Juda de la collection du Quai Branly, restauré pour l’occasion, venu côtoyer la séquence de la fête des morts de  ¡ Que Viva Mexico !, ou la série peu connue de portraits des prêtres orthodoxes peints en plein stalinisme par Pavel Korine, qui sert de contrepoint aux images d’Ivan le Terrible. La dernière salle donne quelques exemples de la façon dont le cinéaste met en pratique sa méthode d’analyse pour décomposer un portrait pictural, analyser l’architecture en termes de montage, ou saisir les métamorphoses du lapin Oswald dans un dessin animé de Walt Disney. Les images prises de l’appartement du cinéaste à sa mort suggèrent comment Eisenstein a  aussi procédé à une forme de montage en agençant sa propre collection d’objets d’arts.

Les espaces sont conçus avec simplicité, pour qu’on puisse regarder les œuvres avec la plus grande attention : le visiteur n’aura pas cette fois à souffrir de ce que la bande-son d’un extrait vidéo de la salle suivante perturbe insidieusement sa concentration face à tel ou tel tableau. À l’entrée, on gagnera à ne pas négliger la brochure, qui s’avère parfois indispensable pour saisir la logique de certains rapprochements.

L’œil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts

Eisenstein, « Stigmates », série St François. Stigmates (1931-1932) © Russian State Archive of Literature and Art

Seul léger regret peut-être, le caractère assez monumental de l’exposition dans son ensemble, là où les textes d’Eisenstein sont constamment marqués par l’humour et les rapprochements inattendus par associations d’idée. On aurait par exemple aimé que soient citées, à propos de Meyerhold, les pages de ses Mémoires où le cinéaste oppose l’enseignement ésotérique du metteur en scène, comme « danse des sept voiles », ou « strip-tease à l’envers », à sa propre pratique de l’enseignement du cinéma comme méthode, ou encore le passage où il rapproche les luttes passionnelles entre disciples autour de Meyerhold de celles que lui a décrites Stefan Zweig autour de Freud.

Sur sa propre pratique du dessin, Eisenstein, dans un chapitre de ses Mémoires, propose une analogie séduisante : le cinéaste associe sa pulsion du dessin improvisé, de la ligne en mouvement, à sa pulsion de la danse, qui ne pouvait se conformer au carcan des leçons de valse de son enfance bourgeoise à Riga, alors qu’elle pourra s’exprimer librement plus tard lors de sa découverte de l’ivresse du fox-trot.

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