Le travail de l’historienne de l’art consiste à résister aux séductions faciles (le Caravage, le voyou ténébreux qui peignait des saints avec des pieds sales ; Jérôme Bosch, le psychédélique moyenâgeux pour lecteurs de Jung ; Van Gogh, qui n’avait pas d’argent, ni toute sa tête, ni toutes ses oreilles). Il consiste à parcourir un chemin parfois long en direction des œuvres au lieu d’attendre d’être frappée par elles – parce que, alors, comme ça arrive souvent, le risque est grand de ne parler que des œuvres frappantes, reconnues frappantes, et d’artistes célèbres depuis longtemps pour leur capacité de stupéfaction.
Charlotte Guichard, La griffe du peintre. La valeur de l’art (1730-1820). Seuil, coll. « L’univers historique », 368 p., 31 €
Parler d’autre chose, d’autres œuvres, d’autres artistes, et surtout autrement : à première vue, rien de plus facile, il suffit d’établir une petite liste des sujets laissés de côté puis, sur la page suivante, un catalogue d’artiste méconnus. En vérité, ça ne suffit pas, et l’historienne digne de ce nom n’est pas payée non plus pour élever des peintres médiocres au rang de génies pour le seul plaisir de réussir un exploit. Daniel Arasse, qui ne se contentait pas de redire sur un ton de catéchumène toute la fascination ressentie pour tel ou tel maître baroque, invitait, on le sait, à une histoire rapprochée de la peinture – une histoire rapprochée, attentive, patiente et non dupe, sensuelle et tactile mais sans le moindre romantisme : c’est exactement ce que fait Charlotte Guichard.
Dans un livre ristretto consacré aux graffitis [1], Charlotte Guichard a déjà tiré profit de l’acuité et de l’originalité de son regard. On apprend à sa lecture que le graffiti (par exemple, les noms laissés par des artistes en marge des fresques de Raphaël, à Rome, au temps où les gardiens regardaient ailleurs) n’est pas un vandalisme, ni un à-côté négligeable, ni un artefact pittoresque pour collectionneur ; il est au contraire un véritable objet d’étude, dans le prolongement des œuvres, et dans le cours d’une histoire générale. L’autrice attire notre attention sur un indice ignoré mais particulièrement loquace, elle inspecte sa forme matérielle (les graffitis sont parfois gravés dans de la pierre dure), elle s’intéresse à son emplacement (il faut savoir se tordre le cou) et enfin, comme il s’agit le plus souvent de signatures, s’interroge sur le rôle et le pouvoir du nom à l’âge baroque et classique.

La Liseuse par Fragonard (vers 1770)
La signature, précisément, parlons-en, puisque Guichard en parle dans sa Griffe du peintre : a priori, la signature d’un peintre est un encombrant frisottis à l’huile placé au bas d’une toile pour affranchir les collectionneurs, ou bien c’est un bon moyen de multiplier par quatre le prix d’une édition originale de Maurice Genevoix. En somme, c’est assez ennuyeux – et d’ailleurs, pourquoi s’y intéresser puisque précisément une seule œuvre du Caravage, je dis bien une seule, porte sa signature ? Oh, mais, Charlotte Guichard a plus d’un tour dans son sac du CNRS, elle serait capable de tirer tout le suc historique de cette absence de signature chez le beau brun bachique – voilà ce qui est admirable avec les historiens, et ce pourquoi ils sont si souvent source de réjouissance : à leur contact, tout devient historique, même les pieds sales, même les graffitis, même l’une des maladies de Jean-Jacques Rousseau (au hasard, l’hypospadias). Qu’on se rassure, il y a donc bien un avant et un après de la signature, des moments, des périodes et des façons de faire, divers usages de la signature et diverses implications dans le domaine artistique comme dans tous les autres domaines.
La signature du peintre est sa main, elle témoigne de sa présence, elle est garante de son renom ou en rend compte selon l’allure qu’elle prend ; elle se tient à la frontière des beaux-arts et du commerce, comme un visa, comme un gardien, comme un panneau indicateur, comme une taxe de séjour, sinon comme un laissez-passer, sans jamais cesser d’être un jeu d’écriture. À cette frontière, beaucoup d’artistes évoqués dans le livre se tiennent à leur tour sans malaise, et même avec habileté – capables, comme certains de leurs ancêtres du temps de Michel-Ange, de ménager à la fois les nuances de l’art, la carrière et le marchandage. Par-dessus tout, la signature « n’est pas un lieu faible du tableau », et si elle est une tradition (les cartellini d’Italie, le monogramme de Dürer), elle « rejoue avec force chez les peintres des Lumières qui portent sur leur art et sur leur temps un regard critique ».

Signature de Chardin © D.R.
Il faut dire que le XVIIIe siècle, ici étalé de 1730 à 1820, est un siècle mouvementé (ils le sont tous plus ou moins), notamment pour les peintres : le temps des premières ventes aux enchères et du salon du Louvre, le temps où un artiste comme Fragonard peut choisir entre commandes royales et commandes privées, où le statut de l’auteur vient à être précisé dans la loi puis combattu sur le terrain, où la peinture est reconnue comme un art libéral au même titre que la littérature ; le temps des catalogues d’exposition, des assignats, des pétitions et des serments. Par ailleurs, et en dehors de toutes ces histoires de roi devenu citoyen Capet et de mai rebaptisé floréal, c’est une période instable pour les noms, surtout ceux des femmes – nées Ceci ou Cela, sujets mineurs comme l’étaient les idiots, tenues de se présenter avec l’identité d’un autre (le mari), d’assumer leur autorité sur une œuvre sans en avoir la propriété, et de défendre à longueur d’année « leur statut d’auteures jusqu’au bout du pinceau et parfois jusqu’au bout du canif » (le canif étant celui de Vigée-Le Brun).
À côté de madame Vigée-Le Brun et de madame Vincent (née Labille, ci-devant Guiard), on croise Chardin (Jean Siméon), ses pommes, ses poires et ses bulles de savon peintes en 1733. C’est précisément à propos de sa manière de signer que Diderot a recours à un mot alors peu usité, la « griffe », calqué sur le latin et repris de Vasari. « Malheur à celui qui ne sait pas reconnaître l’animal à sa griffe » – or l’animal Chardin prend parfois un malin plaisir à griffer ses tableaux en plein milieu, sur le mur qui s’y trouve représenté, histoire de faire « surgir la matérialité de l’arrière-plan », et par là même occasion d’aguicher un peu le regard.

Denis Diderot par Fragonard (vers 1769)
On croise aussi Jean-Honoré Fragonard, « Maître des Tartouillis » selon les grincheux de l’époque, « fougueux et incorrect » selon Diderot toujours, ou, pour le dire plus aimablement, maître du fare presto, à la touche « épaisse, rapide et précise », et qui signe dans ses fourrés Fragao, Fraggo, Fraago, Fragon et même parfois, drôle d’idée, Fragonard – jeux possibles parce qu’il destine ses œuvres à un cercle restreint d’amateurs, des vieilles connaissances. Et puis voici Hubert Robert : on le voyait comme un barbant et itératif peintre de décombres, on découvre un artiste plus facétieux, pas seulement parce qu’il a gravi le Colisée au temps de sa jeunesse, mais parce qu’il aura passé son temps à jouer dans ses œuvres avec son patronyme, jusqu’à l’inscrire sur des tombeaux faussement antiques – ses écritures composant au fil du temps « le mémorial personnel de l’artiste dans l’œuvre ».
Philippe-Jacques de Louthebourg avait pris l’habitude de signer en très grosses lettres afin de se faire un nom après son départ de l’atelier Casanova (l’autre, le frère) ; quant à David (François-Anne), il comptait bien profiter de la notoriété de David (Jacques-Louis) pour vendre ses petites gravures. Dans d’autres pages du livre inventif, généreux et perspicace de Charlotte Guichard, il est question de style, de stylet, de touche, de trace, de main, de pouce, de cartel, de copie, d’autographe et de « brosse plate ou ronde » – dans l’attention portée à la matière de l’art, on reconnaît la griffe de l’autrice.
En plaçant ses Frago ici et là du bout de son pinceau frivole, en les mêlant au reste de ses touches sur la toile, « au désordre d’un vêtement », Jean-Honoré Fragonard obligeait les critiques à se rapprocher de la toile, pour mieux voir ; « pleinement conscient de son geste artistique, il s’en amuse avec le spectateur ». Il s’y est pris deux cents ans à l’avance, mais une chose semble sûre, c’est aussi avec le regard de Charlotte Guichard que Frago voulait s’amuser.
-
Graffitis. Inscrire son nom à Rome, Seuil, 2014.