Des années sans été

Vers la fin de L’hiver du mécontentement, un abécédaire fait le bilan des années Thatcher, et donc de ce que nous vivons depuis. Ainsi, pour prendre un seul exemple, à Z comme Zéro, on apprend que la politique économique de cette Première ministre n’a créé aucun emploi. Ceux qu’occupent Candice et Jones, les héros du roman de Thomas B. Reverdy, sont plus des jobs d’un instant qu’autre chose, en effet.


Thomas B. Reverdy, L’hiver du mécontentement. Flammarion, 224 p., 18 €


Thomas B. Reverdy, L’hiver du mécontentement

Thomas B. Reverdy © Jean-Luc Bertini

On entre dans Londres avec Candice, pédalant avec énergie dans les rues de la ville, en une longue phrase qui mime le trajet, donne son rythme à la jeune fille qu’on suivra de chapitre en chapitre. Elle livre des colis aux particuliers, et, en cette période de grève des postes, certains sont très précieux.

Les chapitres ont tous un titre, celui d’une chanson de ces temps-là. Des Clash aux Jams, en passant par Bowie et Joy Division, ils donnent le ton et mettent en relief les personnages principaux, deux jeunes gens. Et la jeunesse qu’ils représentent : « Eux, c’est un mouvement. Ils sont désordonnés comme une tempête. Ils sont le souffle froid, la morsure de l’hiver. / Ils ne survivraient pas au soleil du pouvoir, à son glorieux été. » Oui, cette jeunesse anglaise qui semble vivre du peu qu’on lui laisse, et se moquer de tout le reste, vit son ultime hiver, entre « joie et chaos » avant que le monde n’entre dans une nouvelle ère. Le « do it yourself » deviendra le « just do it » d’une fameuse marque, habile à récupérer un verbe, et l’utopie qu’il portait. Londres en 1978, c’est une ville qui ne s’est pas remise de la guerre. Le cœur de la ville, Soho, Chelsea ou South Ken, « n’est qu’un taudis sale et puant ». Et pourtant, déjà, on reloge les classes moyennes loin de ce centre, dans des quartiers dortoirs qui obligent à de longs temps de transport.

Candice vit seule à Camden, dans un quartier qui tient péniblement debout. Il faut dire que tout vacille : le pays connaît une grève puissante, née dans l’usine Ford, et il est au bord du précipice : l’aide du FMI lui est plus que nécessaire. « L’Angleterre est une petite vieille qui n’a plus la force de rien. » Le gouvernement Callaghan va tomber. Le Premier ministre lui-même n’a plus d’autorité et son voyage pour un sommet européen, au pire de la crise, lui aliène ses derniers soutiens. Son opposante conservatrice attend son heure, en stratège pleine de patience. Elle suit des cours de diction, dans le théâtre où Candice étudie le rôle de Richard III. Et l’on voit la jeune fille croiser cette dame bien mise, qui corrige avec une comédienne son accent populaire de fille d’épicier. Elle apprend vite et bien.

Le roman de Thomas B. Reverdy mêle la grande Histoire et une intrigue toute simple. Candice incarne son pays comme la future femme d’État, et, pour éclairer ce temps chaotique, la lecture de Richard III par les comédiennes qui s’apprêtent à monter la pièce est précieuse. Richard III est l’histoire d’un homme faisant d’abord « tache », qui s’approche du pouvoir. Le pouvoir, c’est « une relation. Comme l’amour et la haine. En fait c’est l’amour et la haine réunis ». L’Angleterre qu’évoque Shakespeare ressemble à celle qui côtoie les abimes en 1978. L’œuvre et son héros annoncent toutes les époques de crise violente, faites de rapports troubles, d’alliances souvent équivoques (comment ne pas songer à notre Italie de 2018 ?), liées aux circonstances, et celui qui prend le pouvoir veut surtout agir. Pour le dire comme la « Dame de fer » : « En politique, si vous voulez que les choses soient dites, demandez à un homme ; mais si vous voulez que les choses soient faites, alors demandez à une femme. » Et cette femme que Nancy, la metteuse en scène, a bien observée, elle est déterminée, animée par des sentiments forts : « Il y a un mépris profond dans le regard de Margaret Thatcher. Une colère contre tout ce qu’elle avait définitivement laissé derrière elle pour réussir. Une haine. Une haine farouche et totale pour tout ce qui pouvait ressembler à de la faiblesse. C’est la haine des forts. »

Face à elle, ni Candice, ni Jones, ni Alice, la sœur de Candice qui préfère regarder ailleurs et a « rendu la vie inoffensive » pour se protéger, ne font le poids. Candice livre ses colis, Jones vivote en comptant sur les sandwichs qu’il reçoit quand il joue du piano dans les clubs de jazz, et il sait que, licencié, il n’a aucune chance de l’emporter contre B. P., son employeur. Personne ne peut arrêter la machine qui s’est mise en branle. Les journaux populaires, comme The Sun, qui soutenaient Callaghan abandonnent cet homme seul que les syndicats ne respectent plus ; les communicants montent leurs campagnes pour faire basculer les « C2 », ces ouvrières et employées que la députée conservatrice réussit à séduire ; les idées qu’elle prône, décomplexées comme on dirait aujourd’hui, trouvent un large écho. À l’article « Xenophobia », on lit déjà que « les gens ont peur que ce pays soit submergé par des personnes d’une autre culture ». On est en 1978.

Thomas B. Reverdy, L’hiver du mécontentement

Manifestation au cours de la grève de l’hiver 1978-1979

Mais cette toile de fond de la grève ne saurait voiler ce qui fait le charme ou la beauté de ce roman. Est-ce l’élan de Candice sur son vélo sans frein ? Le portrait que dresse le narrateur de cette jeune femme solitaire et rêveuse ? On a envie de la suivre, de l’accompagner, de la protéger. Comme il est écrit dans une sorte de litanie, sous forme d’anaphores : « elle est incapable de ». Incapable de, mais capable de se protéger de Ned, par exemple. Il est son patron, il joue les artistes, a vu sa vie changer en écoutant les Beatles. Un peu comme tout le monde : « Depuis quinze ans, la moitié de l’Europe avait trouvé le sens de sa vie dans une chanson des Beatles. » Mais Ned fait illusion, et quand il peut profiter de son pouvoir, il n’est pas plus humain que les autres.

L’univers familial de Candice n’est pas plus brillant. Son père, ancien mineur, boit des bières et regarde des matchs de football pour oublier sa rage, compréhensible. Le syndicat l’a lâché quand il avait besoin de son soutien. Le mari d’Alice aime bien croiser Candice dans les couloirs et autres lieux isolés. Rien de terrible, une gêne pourtant, un malaise qui résonne encore maintenant.

On aime ce roman « anglais », voire londonien, comme Les évaporés était japonais et Il était une ville, américain (de Détroit). Thomas B. Reverdy rend un monde dans ses diverses dimensions, politique, esthétique, musicale, et son écriture très visuelle rappelle le cinéma qu’on aime (parfois en grinçant des dents), celui de Ken Loach, de Mike Leigh ou de Stephen Frears. Et puis quand on a fermé le livre, on met la musique, quitte à irriter un peu les voisins, comme Candice le fait parfois.

Tous les articles du numéro 61 d’En attendant Nadeau