Michel Bouvet est un graphiste qui, après de multiples péripéties l’ayant vu courir le monde en ouvrant grand les yeux, et être successivement ou conjointement photographe, peintre, commissaire d’expositions et pédagogue, s’illustre depuis trente ans dans un genre particulier qui fait de lui, désormais tout en haut de l’affiche, celui que son biographe, exégète et ami Daniel Lefort appelle un affichiste.
Daniel Lefort, Affichiste ! Les aventures de Michel Bouvet. Gallimard, coll. « Alternatives », 520 p., 25 €
« Affichiste, affichiste, est-ce que j’ai une gueule d’affichiste ! … Affichiste ? Le mot est démodé. Graphiste ? Trop technique. Artiste ? Trop prétentieux. Publicitaire ? Pas d’insulte s’il vous plaît. » Soit. Il n’est plus que de mettre nos pas dans ceux de Daniel Lefort, fin connaisseur des métiers d’art et ami de longue date de Michel Bouvet qu’il rencontra et intronisa naguère à Montevideo, en Uruguay, alors que, conseiller culturel à l’ambassade de France, il s’employait à commémorer le bicentenaire de la mort de Mozart. Le graphiste forgea là une fameuse image pour annoncer au Teatro Solis la représentation de Las bodas de Figaro, prélude à une première exposition de l’artiste en Amérique du Sud. Et le diplomate fut fasciné par ce jeune talent. Depuis 1991, scellant une profonde amitié, mêlant admiration et complicité, ces deux-là n’ont cessé de se tenir la main.
Ce volumineux ouvrage, qui présente, avec force illustrations, l’artiste tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change, n’est certes pas un tombeau, mais bien une fenêtre ouverte sur un art ici représenté dans son accomplissement et sa plénitude, et qui, au fil des pages, ne cesse de réjouir la vue. Qu’on n’aille pas croire, pourtant, qu’il s’agit là d’une biographie en bonne et due forme. On n’apprendra qu’aux dernières pages que Michel Bouvet est né en 1955 en terre musulmane, à Tunis, où ses parents étaient enseignants, mère juive et père catholique, tout cela déterminant, peut-être, l’attitude la moins hétérophobe sur les choses et les gens, et une immense empathie pour ce pauvre monde déglingué : une image représentera le globe terrestre en forme de cochonnet coincé entre deux boules de pétanque ! Quel monde de stupide haine, en effet, pour l’adolescent qui essuiera à l’école l’injure qui le surprend et le déstabilise : Sale juif ! Et c’est la rébellion : la découverte de ce non-dit, ainsi que l’exécution par la milice française de son grand-père dans les années de peste brune, feront de lui un révolté soixante-huitard, un homme des marges fructifères, un bourlingueur curieux de tout, mettant ses pas dans ceux de ce Jean Bouvet martyr dont il retiendra et prendra pour idéal ce quatrain poétique :
« Je rêve un jour où l’homme,
Toutes barrières abolies,
Vers tous les peuples du monde,
S’en ira libre et fraternel. »
Ce livre original, qui mêle le récit objectif et l’interpellation de l’artiste à la deuxième personne, tout en plongeant dans l’exégèse soutenue de son œuvre à la lumière des propres expériences de ce fin connaisseur des arts qui n’hésite pas à faire interférer ses propres références littéraires, de Georges Limbour – à qui Daniel Lefort a consacré sa thèse de doctorat ès lettres – à César Moro – grand surréaliste péruvien dont il a coédité La obra poética completa –, est avant tout une œuvre littéraire, où l’imaginaire le dispute au savoir, la fantaisie au document scientifique. Récit néanmoins plus que roman, car tout y est vrai et colle à la réalité de cet artiste globe-trotter qui, échappant à la férule scolaire, choisit, en prenant tous les risques d’une liberté sans bride, d’aller rejoindre les beat, de Kerouac à Ginsberg, de parcourir le monde, de Pékin à Rio, de Buenos Aires à Tokyo, de déchiffrer les arts – dessin, peinture, en symbiose avec sa compagne Anita Gallego dont on admirera ici les stupéfiantes natures mortes, photographie avec la complicité de Francis Laharrague et de quelques autres – pour finalement choisir, « voix étrange… avec un glaive nu » mallarméen, le plus jeune et le plus original des métiers d’artiste : l’affichisme. Un mot qui pourrait faire penser à quelque aveu de dilettantisme ou de frivolité, de « jmenfichisme », en somme, alors qu’il ne dit rien, ou plutôt dit tout du labeur quotidien, de l’application acharnée, de l’infini souci de dire le sens des choses et de trouver les mots, dans une image et dans sa griffe. Comment, en effet, ne pas être saisi ou sidéré par l’irrévérence de ce Figaro exhibant un blaireau ébouriffé en guise de visage sous lequel s’évase une gaze transparente, et qui arrache à Daniel Lefort cette lyrique envolée ?
« Soudain elle était là : ce fut comme une apparition… le blaireau d’or habillé d’une robe de mariée sur un fond blanc bleuté – blanc grisé – diffusait une douce chaleur, telle une lampe allumée. Le titre en espagnol – Las Bodas de Figaro – et le nom de Mozart semblaient imprimés sur des bandes de papier lacéré pour incorporer l’étrange élégance de l’image à la surface même des murs. »
Le commentaire des affiches suivra à la trace l’itinéraire turbulent de l’artiste qui permet de mieux comprendre l’originalité de ces représentations graphiques toujours surprenantes, voire en porte-à-faux avec l’objet, qui ne pouvaient naître que de l’œil nomade et de la main économe de l’artiste si proche du minimalisme des graphistes du Japon qui sut l’accueillir et le célébrer comme nulle part ailleurs. Car ce qui frappe, c’est bien cette économie de moyens qui, parce que l’image va à l’essentiel, sans pompe ni surcharge, sans emphase ni surlignage, amène cette définition de l’auteur : « la perfection dans la simplicité ». Participe-t-il à la campagne mondiale contre les « disparus » ? Sous le logo Que sont-ils devenus l’artiste dessine sur un fond jaune un grand point d’interrogation noir, « dont la boucle est criblée de balles et le point une empreinte digitale » : tout est dit de l’horreur répressive et de l’effacement de l’identité dans la simplicité du message textuel. Et lui qui multiplie les affiches de spectacles, celles qu’on peut voir partout dans « l’éclairage cru du grand public », du métro parisien à la Canebière, ou sur les murs d’Arles, son lieu de prédilection, que dire de l’affiche de Jacques et son maître où se dressent deux champignons, un bolet comme un château d’eau et une petite et suggestive amanite phalloïde ? Nul doute que Milan Kundera fut satisfait de cette impertinence et de ce qui était l’esprit même de sa pièce : l’esprit fort de Diderot.
Mais finalement le meilleur portrait de Michel Bouvet est cet autoportrait, un « portrait textuel » où une photo vantant une bouteille de Tabasco est accompagnée de cette notice sur l’affichiste : « MICHEL BOUVET : Arôme piquant, tantôt acide, tantôt amer, toujours pertinent et intéressant. Rouge ou vert, riche de saveurs venues des quatre coins du globe, il restera à jamais gravé sur votre palais et dans votre mémoire. »
Décidément, ce magnifique ouvrage de Daniel Lefort, en soi une œuvre d’art avec sa typographie de dactylographie à l’ancienne, qui introduit si savamment à l’art du plus célèbre graphiste de France, de Navarre et de bien d’autres étranges contrées, est d’un cru long en bouche, bien charpenté, robe lumineuse, cuisse voluptueuse et bonnes papilles, à déguster à belles lampées. Un seul mot pour conclure : Salut l’artiste !