Plusieurs décennies durant, Jacqueline de Romilly a incarné les études grecques. Nonagénaire, elle éblouissait encore les étudiants hellénistes. Décédée en 2010, elle est certes immortelle en vertu de l’Académie française mais il est bon que la collection Bouquins s’enrichisse d’un volume consacré à une demi-douzaine de ses livres parmi les plus accessibles : elle est ainsi plus qu’immortelle, vivante.
Jacqueline de Romilly, Émerveillement. Robert Laffont, « Bouquins », 1320 p., 32 €
Le recueil qui a été fait d’une demi-douzaine de livres de Jacqueline de Romilly s’ouvre sur celui qu’elle a consacré à Hector, pourtant un de ses derniers. On entend volontiers qu’il s’agit là d’un « aboutissement de plusieurs réflexions » de notre helléniste et qu’il n’est pas absurde de commencer par ce « concentré de sa pensée ». Mais pourquoi nous imposer une de ces « liste des principaux personnages » que croient utile de récapituler les fabricants de polars industriels ? Faut-il vraiment que l’Iliade soit traitée comme une de ces mauvaises productions destinées à une traduction bâclée ? On peut certes trouver le point négligeable, voire supposer que la chose serait due à Jacqueline de Romilly elle-même, sous la pression de son éditeur de 1997. Comme tout ce qui ressortit au symbolique, ce n’est presque rien en soi, mais vaut par sa signification, en l’occurrence l’idée que l’on se fait de ce que doit être la vulgarisation de la culture grecque antique : faut-il comprendre que notre helléniste n’aurait eu d’autre propos que de présenter un compendium de l’Iliade à un « grand public » décidé à ne surtout pas lire l’épopée ?
Son propos est tout de même plus subtil. Quand elle dit qu’Homère « fournit le texte » et que ses « réflexions fournissent les harmoniques », son intention est de faire « apparaître la relation entre le poème d’où tout est parti et cette lente sédimentation, coupée de brusques réapparitions, que constitue (…) une culture ». Ce qu’elle ne dit pas expressément mais qui sourd de chaque ligne, c’est le profond attachement qui la lie à cette culture. Elle aime ces ouvrages anciens et la langue dans laquelle ils sont écrits comme on peut aimer la lumière méditerranéenne. Quoi qu’ils pensent devenus adultes de son approche de la Grèce, ceux qui partagent cet amour venu de leur adolescence ne peuvent que lui savoir gré d’une déclaration aussi chaleureuse.
Tout commence avec Homère, à qui Jacqueline de Romilly a consacré un petit volume de la collection « Que sais-je ? ». Qui s’intéresse à la « question homérique » appréciera la présentation qu’elle en fait. Concernant le fondateur de la littérature occidentale, cette « question » ne saurait être réduite à une discussion d’érudits. Ce n’est en effet pas la même chose de voir dans Homère le nom donné à une collection de morceaux d’origine variée et ravaudés par des générations de chanteurs plus ou moins maladroits, ou de considérer qu’a existé au viiie siècle un poète génial qui a utilisé le souvenir de vieilles histoires pour composer deux épopées en s’aidant de l’écriture dont on retrouvait l’usage. Entre ces deux positions extrêmes, il y a place pour beaucoup d’autres, nuancées. La difficulté principale tient au fait qu’en une telle matière beaucoup d’arguments sont réversibles. C’est ainsi que l’existence d’un « Pisistrate » dans l’Odyssée a conduit certains à déclarer que l’introduction d’un personnage ainsi nommé était évidemment postérieure à la première édition des deux épopées sous l’autorité de Pisistrate, tyran d’Athènes. D’autres jugeaient non moins évident que c’était l’existence préalable d’un personnage ainsi nommé qui avait incité Pisistrate à commanditer cette édition. D’évidence en évidence, on ne démontre rien. Sans entrer dans ce genre de détails, Jacqueline de Romilly présente très bien les termes du débat et suggère une position qui peut emporter l’adhésion. Ce qui ne suffira certes pas à clore un débat constitutif de la littérature même.
Si Hector est un des personnages les plus attachants du poète Homère, Alcibiade est un des plus fascinants de l’historien Thucydide, et l’intérêt de notre helléniste balance de l’un à l’autre. Ils sont exemplaires tous deux quoique de manière inverse : « notre époque se reconnaît volontiers en Alcibiade ; mais c’est d’Hector qu’elle a besoin ».
Alcibiade ou les dangers de l’ambition nous est présenté comme « un livre de professeur et non de savant » qui se « lit comme un roman » ; sans doute veut-on ainsi nous dire qu’il se présente sous une forme narrative. Évoquant la manière dont « Thucydide oppose Périclès à ses successeurs », Jacqueline de Romilly considère que cela « pourrait s’appliquer aux successeurs du général de Gaulle, opposés à lui », et cela lui paraît conférer à la vie d’Alcibiade une proximité qui lui donne un « intérêt accru ». La formule est brutale, et injuste pour les successeurs du général de Gaulle : quelque appréciation que l’on porte sur eux, leur personne et leur politique, on ne peut en accuser aucun d’avoir systématisé la pratique de la trahison. Le charme physique séducteur, la froide démagogie, l’ambition démesurée, sans doute ; les affaires peut-être ; les scandales parfois ; mais la trahison, on ne peut le dire. Cet homme qui fut tant aimé du peuple et qui lui fit tant de mal, conduisant Athènes à une désastreuse défaite comparable à celle de la France au printemps 1940, incarne si exactement ce qu’un politique doit ne pas être qu’aucun ne se revendiquerait son émule. Si l’on peut dire que « notre époque se reconnaît volontiers en Alcibiade », c’est plutôt sur le mode de la hantise, un peu comme lorsqu’elle s’inquiète d’une décadence qui serait comparable à celle de l’Empire romain.
Hector n’est sans doute qu’un personnage littéraire tandis que, pour le malheur d’Athènes, Alcibiade aura été un personnage bien vivant. Avec la distance temporelle, cette différence tend à s’amenuiser, d’autant qu’Alcibiade aura aussi été un personnage littéraire comme interlocuteur de Socrate chez Platon, où il figure le jeune homme doué à qui il s’agit de faire entendre la nécessité de se former avant d’agir. Ce n’est pas ce personnage qui intéresse Jacqueline de Romilly mais l’homme effectif dans toutes ses dimensions publiques et privées. De même donc que son attachement à Hector commande sa lecture d’Homère, l’intérêt pour Alcibiade est un aspect de sa longue passion pour Thucydide. D’un côté le poète, de l’autre l’historien, l’un et l’autre fondateur d’une tradition. Plus encore que deux figures grecques, Hector et Alcibiade représentent ainsi deux pôles de l’hellénisme, ceux entre lesquels s’inscrit la méditation de Jacqueline de Romilly.
On a tellement insisté sur la réalité de l’esclavage, de la séparation des sexes, de la profondeur des inégalités sociales de toute sorte, qu’on en vient à tenir pour négligeable l’invention par les Grecs de la liberté et de la démocratie. Plutôt que de comparer la réalité athénienne à l’idéal que l’on associe aux mots « liberté » et « démocratie », on serait bien inspiré de « tenir compte du sens dans lequel se fait une évolution, des progrès accomplis, des germes lancés pour des progrès ultérieurs, des innovations ». Jacqueline de Romilly a raison d’insister sur le fait que « les Grecs allaient fort loin dans le sens de la liberté, et surtout que l’idéal poursuivi s’est inscrit à jamais dans leurs œuvres » et de consacrer un livre à La Grèce antique à la découverte de la liberté.
Il est bienvenu d’avoir aussi fait figurer dans ce volume le grand livre sur La douceur dans la pensée grecque car on retrouve bien là un thème récurrent de la perception de la Grèce que Jacqueline de Romilly s’efforce de donner à entendre. C’est au fond ce à quoi elle s’est montrée le plus continûment sensible, d’où son attachement à la belle figure d’Hector. Intituler Patience, mon cœur ! un livre consacré à l’analyse psychologique chez les auteurs grecs, c’est bien sûr citer une injonction qu’Ulysse se fait à lui-même au chant XX de l’Odyssée, injonction que l’on peut considérer comme une des premières expressions littéraires des sentiments. C’est aussi une formule qu’on imagine volontiers dans la bouche d’Hector : elle s’inscrit dans cette tonalité attachante qu’a si bien portée la grande dame des études grecques. Il n’est d’ailleurs pas avéré que l’on puisse exprimer les sentiments mieux que n’a fait le poète : en disant quels actes l’émotion suscite. Homère est originaire, il n’est pas primitif.
On peut certes se reconnaître davantage dans une autre approche de la Grèce antique, celle historique de Vernant et Vidal-Naquet, celle philologique de Bollack, celle des philosophes. Mais il serait difficile de rester insensible à ce que Jacqueline de Romilly en retient : lumière, douceur, rayonnante humanité. Cet émerveillement par lequel tout a commencé.