La fabrique du monothéisme

La création du monde en six journées, Adam et Ève chassés du paradis, la tour de Babel, Noé – comment expliquer que ces belles histoires, pas si différentes dans leur manière de tant de cosmogonies, aient pu apparaître comme fondatrices du monothéisme ? Qu’une divinité coléreuse, jalouse, malhabile, menteuse, ait pu devenir le dieu par excellence, bon, unique et tout-puissant, que l’on nomme simplement Dieu, comme si son nom l’identifiait à sa fonction ?


Ron Naiweld, Histoire de Yahvé. La fabrique d’un mythe occidental. Fayard, 240 p., 20 €


Le sous-titre donné au livre de Ron Naiweld se veut accrocheur et il pourrait bien avoir un effet dissuasif sur d’éventuels lecteurs peu enthousiasmés par l’annonce d’une tirade vaguement voltairienne. En réalité, « mythe » n’est pas pris ici au sens de mensonge – le lecteur s’en aperçoit très vite. L’enjeu est de retracer l’évolution théorique qui a conduit de cette mythologie vers un monothéisme non dénué de parenté avec celui des grands philosophes grecs, à ceci près qu’il raconte une histoire.

Non moins dissuasive risque d’être la sotte enflure de la publicité éditoriale présentant cette « lecture inédite de l’Ancien Testament » comme un « essai fascinant ». Il est vrai que la démarche de l’auteur est très particulière, que c’est elle qui fait l’intérêt de son livre et qu’elle n’est pas aisée à définir positivement. On la qualifierait de « naïve » si le mot ne risquait d’être entendu péjorativement. Elle l’est pourtant en un sens. Dans une matière qui, depuis des siècles, a donné lieu à une telle abondance de travaux historiques, théologiques ou herméneutiques, on s’étonne que ceux-ci soient à peine mentionnés, comme si l’auteur n’en connaissait que des bribes. La proximité des titres incite à faire la comparaison avec L’invention de Dieu, du professeur au Collège de France Thomas Römer – un ouvrage paru aux éditions du Seuil en 2014, qui n’assommait pas ses lecteurs sous le poids d’une érudition affichée mais étudiait de manière très suggestive les relations et les conflits possibles entre la société juive antique et ses voisins, voire ses sous-groupes. Rien ici qui ressemble à une telle histoire, et l’on est encore plus éloigné d’une lecture talmudique qui s’attacherait à la lettre de chaque mot de la Torah afin d’en extraire du sens.

Élève de l’école publique israélienne, Ron Naiweld a dû lire la Bible dans sa langue originale. Parvenu à l’âge adulte, il se définit comme un juif laïque qui s’est spécialisé dans l’histoire du judaïsme ancien. Dans cet ouvrage, il prend le parti de scruter le texte de la Bible et de faire part de son étonnement devant des formulations étranges ou paradoxales, voire des incohérences, avant d’en suggérer des interprétations. À la recherche d’une conception clairement monothéiste de la divinité, sa démarche fait penser à celle d’un philosophe qui mènerait une enquête comparable dans la pensée grecque, et partirait d’Homère et des présocratiques pour aller de Platon et d’Aristote jusque vers les stoïciens.

Puisqu’il faut bien commencer par le Commencement – qui ne se dit pas ainsi dans le mot grec « Genèse » –, le lecteur « naïf » ne peut manquer d’être frappé par toutes les limites fixées à la puissance, pourtant supposée ensuite infinie, du Créateur. Il suffit d’un serpent bavard pour que le premier couple humain échappe à sa volonté. Coléreux, jaloux, menteur, il est effrayé par les éventuelles ambitions de ses créatures humaines, dont il craint qu’elles n’acquièrent l’immortalité des dieux puis qu’elles ne s’unissent en un seul peuple. Après quelques générations humaines, il mesure l’échec de sa création et la détruit presque entièrement pour tout recommencer. Quatre mille ans plus tard, il lui faudra envoyer son fils à la mort pour rattraper autant que possible ces ratés initiaux.

Ron Naiweld, Histoire de Yahvé. La fabrique d’un mythe occidental

Bartolomeo Manfredi, Caïn tuant Abel (1610)

Le plus surprenant est sans doute que ce Créateur ne soit pas présenté comme un dieu unique.  D’abord parce qu’il est désigné par un mot pluriel, Élohim, que Ron Naiweld rend par : « le Dieux ». Ensuite parce qu’à plusieurs reprises il semble s’adresser à d’autres divinités, qui seraient ses égaux ou du moins ses familiers. La Bible emploie aussi un tout autre mot, imprononçable celui-ci : YHWH. Si, dans la tradition massorétique, on se hasarde à le vocaliser, quelle option retenir, « Jéhovah » ou « Yahvé » ? Et si l’on rechigne à vocaliser YHWH, vaut-il mieux remplacer ce nom par le titre adonaï (« Seigneur ») ou par le mot hashem (le Nom) ?

Les conquêtes d’Alexandre le Grand ont eu pour conséquence une hellénisation culturelle du Proche-Orient. Au IIIe siècle, la principale communauté juive était celle d’Alexandrie d’Égypte et, sans doute sous l’égide du roi Ptolémée II Philadelphe, la Torah fut traduite en grec vers le milieu du siècle. Il est difficile de résister à la tentation de rappeler que cette traduction de la Torah dans la ville d’Alexandrie, sous le règne de Ptolémée II, est exactement contemporaine de la première édition critique d’Homère due à Zénodote d’Éphèse, premier directeur de la bibliothèque d’Alexandrie. Mais passons, car ce n’est pas le propos de Ron Naiweld.

Cette version grecque de la Torah, connue sous le nom de Septante, devait servir de référence aux chrétiens en quête de ce qu’ils allaient appeler Ancien Testament. Mais ç’allait aussi être pour plus d’un demi-millénaire le texte de référence des juifs eux-mêmes. Il n’est donc pas indifférent de s’interroger sur la portée de ses options dans une matière où la question de la nomination prend une importance considérable. C’est ainsi qu’il n’est pas sûr que le grec logos soit adéquat pour rendre hashem. Encore a-t-on là une correspondance entre deux mots, ce qui constitue une situation classique pour toute traduction. Les choses sont plus délicates quand il s’agit du nom donné à la divinité et que la Septante propose un seul mot, kyrios (Seigneur), dans des passages où le texte hébreu en donne au moins deux, Élohim et YHWH. Ces deux mots sont-ils vraiment deux désignations du même dieu unique, soit Dieu, ce que suggère l’emploi du grec théos ?

Ron Naiweld n’est évidemment pas le premier à s’interroger sur ces troublants pluriels ni à se demander si Élohim et YHWH sont deux manières de dénommer la même personne divine ou si l’on doit les rapprocher de la coexistence dans la Genèse de deux récits successifs de la Création, et conclure qu’au moins dans certains passages de la Bible l’unité divine ne va pas de soi. Si ce n’est pas la traduction grecque elle-même qui aurait tiré le texte vers le monothéisme, il se pourrait que ce soit un effet de la confrontation politico-militaire entre les Hébreux et une grande puissance envahissante de culture hellénistique – en la circonstance, le roi séleucide de Syrie, Antiochos IV Épiphane. Au début du IIe siècle, celui-ci pilla le Temple de Jérusalem et tenta d’imposer une hellénisation religieuse. Cette invasion et les exactions qui s’ensuivirent provoquèrent la révolte du prêtre Mattathias et de son fils Judas Macchabée qui fondèrent la dynastie hasmonéenne, un des glorieux moments du peuple juif. Comme il était dans l’ordre des choses, Antiochos IV voulut imposer son propre culte à ce peuple qui avait compté sur la protection de YHWH, protection qui s’avérait d’autant plus illusoire que ceux qui avaient refusé de combattre un jour de shabbat furent tous tués par les troupes de l’envahisseur. Lisant de près le premier livre des Macchabées, Ron Naiweld s’efforce de montrer comment cette crise de confiance dans YHWH a pu être surmontée grâce aux victoires de Judas Macchabée, et dans une unification des fonctions divines.

Ron Naiweld, Histoire de Yahvé. La fabrique d’un mythe occidental

Sébastien Bourdon, Le buisson ardent (XVIIe siècle) © Musée de l’Ermitage

Il voit un autre moment important de ce qu’il appelle la monothéisation dans la figure de Philon, un Juif d’Alexandrie formé à la tradition philosophique grecque, qui vécut dans les premières décennies de l’ère chrétienne et commenta en grec divers passages de la Septante. Ce n’est pas seulement la langue qui est grecque, c’est aussi la méthode utilisée – l’allégorie – ainsi que l’arrière-plan philosophique, un platonisme stoïcisé. Cela explique que son influence ait été plus importante sur les fondateurs du christianisme que sur la tradition rabbinique postérieure. Sa culture philosophique gréco-juive suffirait à expliquer son insistance sur l’unicité divine. Mais il y eut aussi son ambassade auprès de Caligula pour défendre la communauté juive d’Alexandrie à la suite d’un pogrom, et pour obtenir qu’il ne fît pas ériger sa propre statue dans le Temple. Face à l’empereur qui veut être tenu pour un dieu, le philosophe juif voit dans l’unité divine une sorte d’empereur céleste. Ron Naiweld établit un parallèle avec le conflit entre les Macchabées et les prétentions divines d’Antiochos IV Épiphane, avec dans chacun de ces moments un progrès de la monothéisation.

Le moment suivant et ultime sera Paul, qui lit la Septante comme un mythe, au sens littéraire, qui « raconte l’histoire d’un dieu et de ses rapports avec les humains ». Dès lors, en effet, qu’il condense « YHWH et Élohim en une seule divinité (Dieu/Seigneur) […] alors leurs créations aussi sont les mêmes. Le monde parfait et ordonné créé par Élohim, où l’homme est roi, est le même que celui fabriqué par yhwh où l’homme est abandonné aux souffrances et à la mort ». La question de la mort devient dès lors centrale, depuis Adam et Ève puis Caïn, jusqu’à la mort du Christ suivie de sa résurrection.

Il est évidemment gênant, car peu respectueux de ce qui fait la grandeur de la Torah, de conclure ainsi sur Paul et cette monothéisation qui, à la différence de celle des Macchabées, a pour corollaire un passage à l’universel. Les chrétiens diront certes que c’est la grandeur de leur religion à eux, mais on peut aussi se demander si les paradoxes et les incohérences de la mythologie originaire devaient vraiment être supprimés. La coexistence de deux divinités dans les récits de la Création ainsi qu’en plusieurs passages de la Bible peut aussi être lue comme une incitation à l’ouverture d’esprit et à la tolérance.

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