Cinéma total

Patrick de Haas publie , Cinéma absolu, « nouvelle édition revue et augmentée » d’un livre paru plus de 30 ans plus tôt, qui a mis plus de dix ans à se faire.


Patrick de Haas, Cinéma absolu. Avant-garde 1920-1930. Mettray, 812 p., 35 €


Le livre / sa forme

Cette première version, d’à peine 300 pages, avait vu le jour aux éditions de feu Marc Dachy, Transédition. C’était en 1985, sous le titre différent alors de Cinéma intégral, et avec ce sous-titre : « De la peinture au cinéma dans les années vingt ». C’est d’abord Dachy lui-même qui devait faire cette nouvelle édition du livre de Patrick de Haas ; puis les éditions Paris Expérimental faillirent s’y coller mais renoncèrent devant la cherté assez exorbitante des droits de reproduction des photogrammes des films historiques de la modernité cinématographique ; enfin les éditions Macula furent pressenties… avant que d’abandonner la partie.

Finalement, c’est un habitué des projets « monstres », Didier Morin, fondateur des éditions Mettray (qui publient aussi une revue au titre éponyme devenue déjà assez « célèbre »), qui a produit cette « folie » : 812 pages cousues sur papier bouffant avec un très élégant rabat noir-de-gris. Voilà pour la forme de ce livre. (Mais il serait très injuste de ne pas évoquer ici la grande qualité de reproduction des photogrammes des films choisis ; l’auteur ayant cru bon, dans son avertissement, de nous préciser que « dans la mesure du possible (et en accord avec l’éditeur), les photographies sont tirées des pellicules argentiques originales, et non pas de transferts numériques », « la propreté aseptisée et artificielle du numérique ne justifi[ant] pas selon nous le sacrifice de sa richesse matérielle et fragile qui fait tout le charme de l’argentique ». Ce livre, « œuvre d’une vie », commence donc plutôt bien…)

Le livre / son sens

Le sous-titre de la première version du livre (voir supra) aurait pu prêter à confusion ; allions-nous lire des commentaires sur les films sur l’art des années 1920, voire sur le travail décoratif des peintres sur les plateaux de cinéma ces années-là ? Que non ! Voici (peut-être) pourquoi l’auteur l’a enlevé de cette nouvelle édition, insistant dans son « Entrée » sur l’originalité absolue des recherches cinématographiques sur et à partir du medium même (une pellicule avec des perforations, une suite discrète de photogrammes, une vitesse de projection, une transparence dans les amorces ou bien son contraire : un noir total (intégral) dans ses parties non exposées à la lumière, etc.) faites par les artistes durant les années vingt.

« Il ne sera pas question ici de la participation des peintres à la réalisation de décors de films, puisque, dans ce cas, le rôle de ces artistes a été réduit à la production d’une parure formelle dans une structure générale qui ne leur appartenait pas, celle du metteur en scène. » Il faudra le marteler et répéter : les films réalisés par des ciné-artistes « ne sont pas l’enregistrement mécanique de leurs recherches picturales » : Exit Salvador Dalí (sur le tournage de Spellbound [1945] d’Alfred Hitchcock) ; Enter Fernand Léger, Marcel Duchamp, Hans Richter, Man Ray, Oskar Fischinger, Moholy-Nagy, Henri Chomette… Ceux que je qualifierai désormais de ciné-artistes, non seulement développèrent tous, et selon De Haas, « une recherche particulière pensée à partir du dispositif cinéma » : « pellicule, projection lumineuse, écran », mais en plus mobilisèrent, via des opérations « très singulières », la « matière filmique » : « vitesses de tournage, rythmes de montage, mouvements de caméra, négatif… »

Ces films, tous, ont la particularité d’avoir mis en cause la narration filmique traditionnelle, non moins que la « logique fictionnelle » et les « codes de la représentation » nés du roman et du théâtre, voire de l’opéra. D’où leur mauvaise réputation (encore aujourd’hui)… Patrick de Haas, dans cet opus magnum, en fait la patiente recension et analyse, bandes de photogrammes à l’appui. Recopier les titres de ces chapitres et sous-titres de chapitres devrait mettre les amateurs de Cinéma radical [1] en appétit : « TRAJECTOIRES. 1. Entre le continu et le discontinu : le mouvement. 2. Entre matière et énergie : la lumière. 3. Entre la main, sort la machine » ; « IDENTITÉ. 1. Le cinéma contre l’art. 2. Le cinéma, musique visuelle » ; « AVENTURES. 1. Vers un cinéma pur : célibataire ou marié ? 2. Le scénario : variations sur les amours d’une jeune fille chaste ? » ; « OUVERTURES. 1. Le cinéma hors de lui. 2. Sortie de la boîte noire, dérégulation de la séance » ; « CROISEMENTS, GERMINATIONS » ; « SUSPENSION. 1930 : rien ne va plus » : faites vos jeux (de lecture) dans cet inventaire de l’expérimentation années vingt !

Patrick de Haas, Cinéma absolu. Avant-garde 1920-1930.

Pour notre part, faisons quelques incursions dans les chapitres dont la dénomination nous attire (ou inquiète). « Entre matière et énergie : la lumière » : le cinéma d’artiste aura eu, dès les années vingt, cette intuition profonde que la lumière ne serait plus seulement « inscrite dans un rapport de la caméra au monde, mais dans un rapport interne au dispositif cinématographique, celui de la pellicule et du projecteur » (ainsi, dans la scène de réanimation du film de Marcel L’Herbier, L’Inhumaine : « J’avais supprimé complètement l’image et j’avais intercalé des fragments de pellicule de différentes couleurs, si bien que tout à coup, on recevait dans les yeux des éclairs de blanc pur, et deux secondes après, des éclairs de rouge, ou de bleu… »).

On sait, et De Haas le rappelle, la « fortune » de cette idée dans le cinéma qui suivra, après la crise des années 1930 (arrivée du parlant, normalisation du « langage » du cinéma, et reflux des avant-gardes), celui des cinéastes expérimentaux qui n’ont plus besoin d’être des peintres, puisqu’il leur « suffit » de s’inspirer « de » et de continuer les recherches de leurs glorieux aînés en s’exprimant directement en cinéastes au fait du travail machinique (« sort la machine ») inhérent à leur art : « La lumière dans ce cas n’est plus un mode d’indexation ou d’adjectivation du réel, elle se produit elle-même, “fille née sans mère” (dirait Picabia). Nouvelle direction de recherches qui quelques décennies plus tard seront systématisées de façon diversifiée dans Arnulf Rainer (1958-1960) de Peter Kubelka, The Flicker (1966) de Tony Conrad et les films de Paul Sharits, notamment. » C’est moi qui souligne.) Où l’on voit que l’essai définitif de Patrick de Haas est loin, très loin, de se réfugier dans une nostalgie des « temps héroïques » ; d’ailleurs, son dernier chapitre s’intitule : « SUITES – Les années vingt sont derrière et devant nous ». Devant nous ? Selon l’auteur, après les (affreuses) années 1980, « l’intérêt d’une nouvelle génération venue des arts plastiques et la reconnaissance enfin acquise par les musées [2] vont désenclaver progressivement le cinéma expérimental par rapport aux autres arts ». (Il faut absolument savoir que durant les années 1950 et 1960 les cinéastes dits « expérimentaux » faillirent tous « crever » de faim…)

On soulignera pour conclure quel plaisir c’est de se replonger dans les écrits des grands artistes (toutes spécialités confondues) de ces années vingt, longuement et minutieusement cités et interrogés par De Haas dans une articulation très fluide et jamais pédante. En ce temps-là, tout communiquait très naturellement : un Fernand Léger écrivait sur Abel Gance dans le même temps qu’un André Breton ou un Louis Aragon défendait bec et ongles les premiers serials (exemplairement, les Vampires ou Fantômas de Louis Feuillade) et qu’un Georges Bataille défendait haut les couleurs d’un Eisenstein. Il s’agissait, selon un Tristan Tzara (dans un grand mouvement d’humour Dada), d’instaurer « l’idiot partout ». Un Artaud, par exemple, était à la croisée de tous ces chemins : peinture, poésie, théâtre et cinématographe (collaborant, par exemple, avec Germaine Dulac). Un Picabia coopérait avec Erik Satie, musicien « idiot » notoire, et un René Clair pour produire l’un des plus jouissifs films de tous les temps : Entr’acte (1924). Savait-on, avant de lire ce livre, qu’Arnold Schönberg avait travaillé à un projet de film avec Kandinsky ? On opposera facilement à cette époque d’ouverture et de croisements généralisés notre époque « communicante » où en vérité plus rien ne communique ; chacun restant chez soi derrière son écran individuel dans une ignorance assez généralisée de ce qui se pratique de plus innovant dans les autres arts (sans parler du grand mépris réciproque qui semble régner). Raison pour laquelle il ne peut plus y avoir d’avant-garde…

  1. Tel est le titre d’un autre ouvrage majeur (éd. Paris Expérimental, coll. « Sine qua non », 2008) sur ce type de cinéma, mais non cantonné aux années 1920, qu’on doit à L’Éditeur du cinéma expérimental pour la France, Christian Lebrat, d’ailleurs cité plusieurs fois dans cet ouvrage comme cinéaste (expérimental).
  2. On soulignera ici que le MNAM, sous l’impulsion de Pontus Hulten, son premier directeur, et sur les conseils patrimoniaux et « scientifiques » de Peter Kubelka, à la fois cinéaste, théoricien et conservateur (à New York [à l’Anthology Film Archives] puis à Vienne [au Film Museum]) de cinéma d’avant-garde, fut en France le premier musée à collectionner ce type de film à l’égal de la peinture ; depuis lors, on peut voir chaque mercredi à 19 h, pour notre plus grand plaisir, dans le cadre du programme « FILM », un ou plusieurs films dits « expérimentaux » ou « d’avant-garde ». Ce type de cinéma a donc « gagné » son Salut (après avoir perdu la guerre du commerce, comme un Van Gogh)…

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