Expérimentation, manipulation

À l’heure du complotisme généralisé, chaque livre qui vise à démasquer une imposture semble suspect. L’ouvrage de Thibault Le Texier n’y échappe pas. En revisitant l’histoire d’une des plus fameuses expériences de psychologie des années 1970, menée dans l’une des plus prestigieuses universités américaines, en s’attaquant à des recherches dont les résultats ne pouvaient que convenir au climat politique des campus d’alors – la prison produit la violence –, Le Texier peut apparaître au premier regard comme un « justicier » chasseur de mensonges.


Thibault Le Texier, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford. Zones, 284 p., 18 €


Dans l’introduction évoquant la genèse du livre, l’auteur rapporte la fin de non-recevoir opposée à son projet de film sur le même sujet, semblant faire l’objet d’une forme d’ostracisme. Mais très vite on comprend que l’auteur cherche moins à faire le procès d’un homme, le professeur Philipp Zimbardo, ou d’un « système » qu’à analyser les conditions de production d’un savoir de sciences sociales, la psychologie sociale, au sein de la sphère académique et à étudier comment la diffusion et l’acceptation de cette science ont pu être très larges jusqu’à aujourd’hui, et ses thèses non pas seulement crédibles mais unanimement admises.

Thibault Le Texier, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford

Vingt-deux étudiants volontaires, rétribués, ont été placés dans une « fausse » prison ; la moitié d’entre eux ont joué le rôle de surveillants, sous l’autorité d’un directeur, qui n’était autre que l’expérimentateur lui-même, tandis que les autres endossèrent le statut de prisonnier. L’expérience, prévue initialement pour durer deux semaines, fut interrompue au bout de six jours, les gardiens se montrant « brutaux et sadiques ». Ce sont ces six jours et ceux qui les précédèrent que, à partir des archives papier et vidéo, des témoignages et de publications, Le Texier reconstitue très minutieusement : il retrace ce qui s’est passé dans ce couloir d’université devenu au fil des heures le théâtre de très grandes violences. Une grande partie de sa démonstration tient à l’attention qu’il porte au détail, à ces infimes arrangements, à ces minuscules mais déterminantes interventions qui transforment une expérimentation en une manipulation, un travail scientifique en une supercherie. Le Texier montre avec une grande finesse comment l’hypothèse de Zimbardo – l’institution prison détermine et impose l’action violente des gardiens – est déjà inscrite dans le protocole de départ ; il révèle ainsi, en croisant les sources, que l’attitude des surveillants a fait l’objet d’instructions en amont, comme, dans une moindre mesure, celle des détenus. Aussi les faux matons n’ont-ils fait qu’appliquer les consignes que l’expérimentateur leur avait données. Plus encore, les règles fixées en amont furent modifiées au fur et à mesure de l’expérience pour qu’on soit sûr de parvenir au résultat escompté : la prison induit des comportements violents et sadiques. Autrement dit, elle est intolérable.

Sans doute, l’expérience de Stanford ne serait pas passée à la postérité si son résultat n’avait été, précisément, juste. Tous les observateurs du monde carcéral (intervenants, chercheurs, aumôniers, et même syndicat du personnel, mais aussi militants) s’accordent pour considérer que la prison produit plus de violence que de quiétude, plus de tensions que de réconfort, etc. Le problème de l’expérimentation de Zimbardo est qu’elle n’a aucune valeur scientifique. Elle est tout à la fois le fruit du militantisme de son initiateur, contre la guerre du Vietnam, sensible à la cause des Black Panthers victimes de mauvais traitements en détention, et celui du charisme de son entrepreneur usant d’un système scientifico-médiatique qui tend à instituer un savoir en un pouvoir sans limite.

Thibault Le Texier, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford

Philipp Zimbardo

L’un des intérêts de cet ouvrage est en effet de mettre en évidence, à partir du cas de l’expérience menée par Zimbardo dans les sous-sols du laboratoire de psychologie de l’université californienne, les différents facteurs qui ont concouru au succès d’une discipline dans un contexte donné. Cet exercice d’histoire politique des sciences est particulièrement salutaire même s’il heurte parfois nos convictions. Le Texier montre ainsi comment la psychologie sociale est, à partir du début des années 1960, le produit de deux attentes sociales contradictoires : l’une consistant, pour les universités prestigieuses, à mener des recherches hautement attrayantes et donc plus facilement finançables par des fondations privées mais aussi par le département de la Défense ; l’autre consistant à être en phase avec une idéologie précisément à l’opposé de celle du pouvoir, contestant ses fondements mêmes, critiquant son appareil d’État. Zimbardo imagine une expérimentation qui conjugue ces deux perspectives et dont les résultats imposent une vérité indiscutable, une vulgate, devrions-nous dire.

Si ces résultats sont repris, c’est que toute une politique du « spectacle » des sciences sociales expérimentales se déploie alors. Avec l’essor de la télévision, mais aussi d’une presse scientifique plus ou moins généraliste, Philipp Zimbardo, en dépit des témoignages des étudiants participants, s’impose comme la figure du savant capable d’analyser et de rendre compréhensible le chaos social. Il est l’un des experts capables d’analyser les humiliations et sévices infligés aux prisonniers d’Abu Ghraib ; pendant quarante ans, il multiplie les interventions, les articles, les films… Zimbardo est moins en cause que cet investissement pour des raisons économiques mais aussi épistémologiques dans l’expérimentation. Celle-ci est l’un des éléments du succès des départements de psychologie des très cotées universités américaines ; Le Texier relie en effet l’expérience de Stanford à des dizaines menées selon les mêmes protocoles et qui, pour leur majorité, s’avèrent totalement contraires à la méthode scientifique alors qu’elles furent entreprises à Yale ou à Princeton. Par ces pratiques, il s’agissait de redonner une force à une discipline en voie de déclin (en 1949, 30 % des articles publiés s’appuyaient sur des expérimentations, en 1969, ce chiffre est de 87 %). Le Texier documente ainsi un savoir-pouvoir qui, par cette réorientation, pèse largement sur la société américaine de l’école à l’usine entre les années 1960 et 1980. Il y voit la base d’un art de gouverner, une archéologie du management contemporain.

Thibault Le Texier, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford

Si l’auteur, dans le dernier chapitre, tend à étendre cette analyse à l’usage des sciences sociales en général dans nos sociétés – ce qui nous semble peu étayé s’agissant de la sociologie –, son ouvrage est particulièrement intéressant parce qu’il décrit la recherche au ras de la paillasse ; ainsi, ses analyses de la façon dont les sources (vidéos, enregistrements, prises de notes) ne furent au total que peu exploitées renseignent sur tout un ordinaire de la recherche et ouvrent cette immense question des archives et de leur « revisite ».

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