Faire volte-face

Souvent brèves et incisives, les nouvelles de Demi-tour marquent par une efficacité narrative et une suspension du sens qui persiste longtemps après leur lecture. Interrompues après un renversement émotionnel ou physique, un changement de situation ou un bouleversement irrésolu, ces nouvelles d’Hélène Lenoir recouvrent une force étrange dont émane une voix qui, à travers sa simplicité et sa retenue stylistique, parvient à déstabiliser les attentes du lecteur.


Hélène Lenoir, Demi-tour. Grasset, 203 p., 18 €


Tour à tour et tout à coup, à grand fracas ou presque sans bruit, leurs corps, leurs vies et leur histoire font volte-face, « volta faccia », tournent leur figure. Il suffit d’une bouteille de bière renversée, d’une parole, d’une image ou d’une rencontre, pour qu’ils s’en aillent, pour qu’ils se glacent, qu’ils se retournent et se retrouvent, qu’ils se rencontrent et s’enfuient, s’égarent dans les rues de Rome ou les méandres d’un aéroport, sur les routes de leur enfance et de leur passé tout entier. Les nouvelles d’Hélène Lenoir apparaissent comme le lieu idéal de ce retournement complexe, de ce demi-tour que les personnages esquissent ou accomplissent dans la douleur. À travers leur brièveté et la simplicité de la situation initiale qu’elles déplient peu à peu, elles s’imposent comme l’espace de ce « tout à coup » qui fait le noir ou la lumière.

Dans l’une des nouvelles les plus efficaces du recueil, la mère de Silvana, chargée d’accueillir Elisabeth et Heuer, les nouveaux hôtes de l’appartement de sa fille, voit le cours sa vie bouleversé par cette arrivée et un coup de téléphone un soir, « une sorte d’appel au secours ». Tout à coup, la voici projetée au milieu de la nuit dans l’appartement sinistre, parfumé de tabac et de papier d’Arménie, d’un homme malade à peine décrit et comme caché, au bord de la mort, gardé par une vieille dame très douce. Tout à coup, la voici s’échappant au beau milieu de la nuit dans les rues de Rome avec Elisabeth, dans une course folle qui pourrait être celle de deux enfants étourdis par la peur.

Hélène Lenoir, Demi-tour

Helene Lenoir © Jean-Luc Bertini

Jusqu’ici, que ce soit à travers le dispositif narratif minimaliste ou dans la maîtrise de ce « tout à coup », Hélène Lenoir use avec brio des ressorts traditionnels de la nouvelle. C’est ailleurs que la singularité de sa voix résonne. En effet, le retournement de ce Demi-tour, qu’il soit narratif ou corporel (ce n’est pas qu’une métaphore, les personnages font demi-tour et se retournent physiquement), n’est jamais si évident. Hélène Lenoir maintient le flou et le vague des gestes et des situations, soulignant par ailleurs la ténuité de ses personnages. L’expression même de « tout à coup », frappante et imposante dans le « tout » et le « coup » qu’elle signifie, est presque absente du recueil. De même, le demi-tour, dans la langue d’Hélène Lenoir, se dit à peine. Il se devine. Ainsi, dans la nouvelle « La fille du pont », le sauvetage par un homme d’une jeune femme avant qu’elle ne se jette d’un pont n’est décrit qu’à distance, par le biais d’une image cinématographique : « Il y a avait cette jeune fille, Harriet, à qui il avait sauvé la vie, disait-il, comme au cinéma, le type qui se promène de nuit dans la ville ». Pourtant, l’image nette de cinéma se floute grâce au discours rapporté et au conditionnel atténuant et dépassant la violence du renversement de situation, de sorte que, jusqu’à la fin de la nouvelle, on hésite et l’on se demande si le sauvetage a bien eu lieu : « Il avait senti qu’au moment où il l’interpellerait : Mademoiselle !, […] il plongerait lui-même dans ces eaux noires et glaciales ».

L’indécision du sens est maintenue par les seuls ressorts d’une écriture contenue, d’une langue simple, parfois presque naïve, mais qui semble trouver sa force de frappe dans son épure et sa précision. Ainsi, dans une des nouvelles les plus brèves et les plus fortes, « L’accident », la première phrase limpide et presque trop nette peut agacer : « – Ton père est une ordure. » La suite, marquée par la répétition du « comme si », vient troubler l’évidence, rompre la limpidité facile d’une ouverture aux airs de déjà-lu : « Comme si elle s’était arrêtée alors qu’on marchait côte à côte […], comme si, me laissant continuer seule sur quelques pas, elle avait attendu que je me retourne pour tirer et tranquillement me regarder m’effondrer ». Soudain, et grâce à ce simple « comme si », l’écriture se renforce, la nouvelle se complique, son sens se suspend, se fragilise et se démultiplie.

C’est en effet grâce à une écriture précise et ouverte aux interprétations que ces demi-tours prennent toute leur force de signification. Ils laissent ainsi transparaître l’incertitude mais aussi la force des personnages qui, en changeant le cours de leur vie à partir de la rencontre avec un autre, acceptent de changer de figure, de devenir autre et, plus encore, de se perdre et de se reconnaître dans l’autre. La dernière nouvelle, où une femme aperçoit dans les visages innombrables des migrants qui bordent sa route les visages des siens et de sa propre famille, est par son engagement et sa force narrative un des textes les plus riches du recueil. Il sonne, peut-être, comme un appel à faire nous-mêmes ce demi-tour parfois terrifiant et à nous reconnaître dans ces visages qui sont aussi – il suffit de se retourner pour le comprendre – les nôtres.

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