Pour la galerie

Quoi de commun entre Michel de Montaigne et Michel Houellebecq ? Entre Céline et de Gaulle ? Entre Aragon et Drieu La Rochelle ? Rien, sinon qu’ils ont écrit des portraits de grand style que Claude Arnaud se fait un plaisir de citer et nous de relire. S’il est difficile de rendre compte d’un tel ouvrage (900 pages d’anthologie surabondante, assortie de commentaires souvent judicieux), il n’est pas aisé non plus de le lire. On est pris de vertige, comme si la totalité de la littérature française classique se trouvait rassemblée dans cette galerie de portraits, offerte à nos sélections arbitraires, pour ainsi dire sous une forme portable, comme un compagnon. Des portraits pour certains bien connus, d’autres à découvrir, au hasard d’une plaisante lecture buissonnière, d’autant plus justifiée que l’ouvrage repose sur un principe somme toute discutable selon lequel à peu près tout devient ou peut devenir portrait. Mais le lecteur, qui se plonge dans ces petites merveilles de méchanceté et de finesse psychologique, n’en a cure.


Claude Arnaud, Portraits crachés. De Montaigne à Houellebecq. Robert Laffont, coll. Bouquins. 923 p., 32 €


L’anthologie s’organise en effet plus ou moins selon deux principes : elle se décline par genres (« L’autoportrait », « Du portrait flatté au portrait-charge », « Le portrait historique », « L’écrit dans le miroir du peint », etc. jusqu’à « La cérémonie des adieux », qui prend acte d’un déclin probable du genre) ; elle rassemble ainsi une masse considérable d’extraits glanés au fil de lectures qu’on imagine nombreuses et passionnées. En même temps, elle esquisse une évolution chronologique, une histoire globale du genre du portrait (et de l’autoportrait) depuis Montaigne jusqu’à la mode narcissique du selfie… «  Faire une anthologie du portrait écrit, – écrit Claude Arnaud – c’est donc raconter l’émergence du moi, du brouillard initial des cavernes à l’hyperréalisme contemporain, de la sortie de la tribu à l’avènement de l’individualisme de masse, en passant par les efforts d’élucidation du christianisme, des moralistes et de la psychanalyse. »Deux axes, deux approches qui facilitent les répétitions. Ainsi la Grande Mademoiselle (la Frondeuse, Mademoiselle de Montpensier) est omniprésente, comme les personnages de Balzac.

Claude Arnaud, Portraits crachés : de Montaigne à Houellebecq

Mais Claude Arnaud, auteur d’une impressionnante biographie de Cocteau, assume le caractère subjectif de ses choix, tout en construisant une vraie problématique. Convenons-en, le titre (« portraits crachés ») n’est pas très heureux, mais il a le mérite de poser d’emblée la question de la ressemblance promise par l’expression familière. Il met en lumière le paradoxe d’un portrait littéraire réussi : sa capacité à convaincre de sa vérité alors même qu’on ne connaît pas le modèle. Le « portrait » s’impose par un effet littéraire de vérité, par l’art d’associer le social et l’intime, l’immobile et le mouvant, le psychique et le corporel. En fait, depuis le début, les portraits littéraires ont quelque chose de flou, de bougé, d’insaisissable. Cela est particulièrement vrai des portraits de Proust – Mme Verdurin, Charlus, etc. – qui se succèdent dans l’œuvre, qui se modifient et qui, malgré leur sens du détail, ne parviennent pas à donner une image fixe, photographique.

Naturellement, le maître en la matière, bien que trop peu lu – on fera une exception pour l’essai de Jean-Michel Delacomptée, La grandeur Saint-Simon –, demeure le duc Saint-Simon : « Saint-Simon – écrit Claude Arnaud – montre avant tout des corps en mouvement… des êtres mus par des ambitions et des vices qui les dépassent ». Le long chapitre qu’il lui consacre constitue presque un essai autonome, nourri de savoureux portraits comme celui de la répugnante princesse d’Harcourt, de Louis XIV, si petit et si grand, de son frère, Monsieur, avec ses favoris, et de son étrange épouse, la Palatine, de la Maintenon, « cette fée incroyable », si laide et si puissante, la charmante Dauphine Marie-Adélaïde avec « son nez qui ne disait rien ». Cette cour dépravée, où les vertus sont rares et les corps souvent « bistournés » et contrefaits se révèle être une effrayante galerie de fauves, que le duc, trente ans après le règne, – c’est la thèse originale de Claude Arnaud – contemple dans une lumière de Jugement dernier et dont il pèse chaque âme sur sa balance « comme un apothicaire ». Magie d’un style qui n’a égal, dans sa complexité, que celui de Proust, et qui donne l’impression d’arriver à « l’intrinsèque » de chacun : on ne peut pas refuser de faire crédit au portrait de sa ressemblance au modèle, alors que ce dernier nous est inconnu et que nous savons les préjugés du peintre. La méchanceté est bonne conseillère….

Claude Arnaud, Portraits crachés : de Montaigne à Houellebecq

Michel Houellebecq © Jean-Luc Bertini

En retraçant l’histoire du portrait (et de l’autoportrait) depuis Montaigne et les Précieuses, Claude Arnaud formule une idée intéressante à propos du déclin supposé du genre dans la littérature contemporaine (même si Houellebecq offre dans Soumission un cas original d’autoportrait déguisé). C’est la psychanalyse et ses prétentions théoriques qui auraient rendu le portrait littéraire insuffisant et périlleux au point qu’il s’estomperait : trop d’arrière-pensées (Nietzsche) et de « faux-semblants » (Lacan…) démonétiseraient le naïf retour sur soi et la perception fragmentaire d’autrui. Il serait désormais impossible de croire parvenir à la vérité d’un être par la littérature et espérer tracer un portrait (de soi et d’autrui, de soi surtout) qui échappe à la mauvaise foi et aux illusions. L’entreprise, d’emblée suspecte de mauvaise foi et de vanité – « le sot projet que de se peindre » – ne serait-elle plus qu’un exercice formel et vain ? Mais cette anthologie en convoquant Balzac, le cardinal de Retz, Casanova, Huysmans, Gide, Colette – en couverture – et bien d’autres nous convainc que la littérature est sans égale dans l’art de saisir la personnalité en mouvement, et c’est ce flou ultime, ce moi dissous dans la durée, cette énigme prolongée qui la distingue du portrait photographique. « J’aperçus devant moi, tout contre, – écrit Saint-Simon – un petit homme trapu, mal bâti, des cheveux verts et gras qui lui battaient les épaules, de gros pieds plats et des bas gris de porteur de chaise (…) Il vint à tourner la tête et me montra un gros visage rouge, bourgeonné, à grosses lèvres et à nez épaté ; mais ses cheveux se dérangèrent par ce mouvement et me laissèrent apercevoir un collier de la Toison d’or. Cette vue me surprit à tel point que je m’écriai tout haut : “Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que cela ?” Le duc de Liria, qui était derrière moi, jeta les mains à l’instant sur mes épaules et le dit : “Taisez-vous, c’est mon oncle”. »

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