Un thriller rural avec site internet

Née en 1974, fille d’un haut-fonctionnaire allemand, Juli Zeh a suivi un double cursus qui lui a permis de devenir juriste tout en fréquentant l’Institut de Littérature de Leipzig. Elle est non seulement l’auteure d’ouvrages de droit, mais également de romans, de livres pour enfants, d’essais, de pièces de théâtre qui lui ont valu de nombreux prix. Brandebourg est son huitième ouvrage traduit en français.


Juli Zeh, Brandebourg. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Actes Sud, « Lettres allemandes », 528 p., 23,80 €.


Y aurait-il en terre germanique un regain d’intérêt pour le roman rustique ou villageois, le « Dorfroman » si bien représenté jadis par Adalbert Stifter ou Gottfried Keller, par exemple ? Brandebourg suit en effet de peu la parution de Avant la fête de Sasa Stanisic (Stock), dont l’action se situe d’ailleurs dans la même région d’Allemagne : la coïncidence est-elle due à l’attrait particulier que peut exercer sur un romancier ou une romancière une province longtemps restée à l’écart des bruits et des fureurs de la ville, si proche de Berlin qu’elle fût, telle un conservatoire du passé à la beauté farouche, où l’ombre de Theodor Fontane rôde encore ? Juli Zeh connaît bien ce pays où les anciens citoyens de RDA cohabitent aujourd’hui avec des citadins arrivés de fraîche date, en quête d’espace et de demeures bon marché ou pour vivre une « idylle campagnarde ».

Un plan référencé du village d’Unterleuten est fourni en première page, tant pour donner du crédit et de l’épaisseur à un lieu issu de la seule imagination que pour aider le lecteur à s’y repérer et mieux comprendre les enjeux de l’action. Et il y en a de sérieux : terrains convoités par les uns et par les autres sur fond d’intérêts égoïstes et de secrets mal gardés, déformés par les ragots qui vont bon train. Brandebourg n’est ni une pastorale, ni une réflexion morale ou philosophique inspirée par les vertus de la terre et l’éloignement de la capitale, mais un véritable « thriller rural », comme l’indique l’éditeur Actes Sud !

Le roman qui est maintenant offert au public français, dans une traduction très alerte, a connu en Allemagne un succès d’autant plus vif qu’il a piqué la curiosité : son auteure a eu en effet l’idée originale de prolonger son existence sur le papier dans le monde virtuel, là où la vie et l’illusion se confondent allègrement. Le résultat est stupéfiant : un site internet (fourni au dos du plan du village) permet au lecteur de rencontrer les habitants, de consulter les entreprises citées dans le livre ou même la page d’accueil de l’auberge locale – avec le menu ! Il y a mieux, si l’on considère la mystification orchestrée autour du mystérieux Manfred Gortz, qui tient une place importante dans le roman en tant qu’inventeur d’une méthode pour réussir dans la vie, mi-coach, mi-gourou, dont l’un des personnages, Linda Franzen, a fait son maître à penser. Ton Succès, le manuel qui propage sa bonne parole et qui est souvent cité dans le livre, existe vraiment en librairie. On trouve également la trace d’une correspondance électronique, des interviews de l’auteur, on peut même voir paraître ce dernier en chair et en os sur You Tube… Au point que lecteurs et critiques ont pu croire un moment que Juli Zeh s’était abondamment inspirée des écrits de ce fameux Manfred Gortz.

On sait maintenant que la romancière seule a organisé cette manipulation, qu’elle a inventé Manfred Gortz pour mieux brouiller les cartes : car son intention est de créer, plus qu’un livre, une œuvre qui met à profit les techniques contemporaines pour porter la fiction au-delà de la littérature et la projeter dans le monde d’aujourd’hui, derrière lequel se profile déjà celui de demain. Julie Zeh expose d’ailleurs clairement son projet dans un communiqué de sa maison d’édition : « Le récit continue, dans des livres, dans des journaux, sur Internet. Si vous le pistez, vous tomberez partout sur des fragments d’Unterleuten. Parce que la société ne fonctionne plus comme à l’époque de Balzac, de Thomas Mann ou de John Updike, Brandebourg est, en tant que roman de société du XXIe siècle, une œuvre d’art totale, littéraire et virtuelle. » (3 mai 2016)

Un projet ambitieux en effet, qui examine et dissèque une société qui vit au plus profond d’elle-même une mutation inouïe (il ne semble toutefois pas inutile de noter que l’action se passe en 2010, et que l’actualité du livre n’est donc pas exactement celle d’aujourd’hui). Les changements sont évidemment d’ordre politique, pour tous ceux qui ont encore connu les années de la RDA, c’est-à-dire les plus âgés. Mais les changements qui touchent à l’environnement culturel et social concernent tout le monde, avec l’irruption rapide des techniques modernes dans le quotidien, les avancées de la science qui se font au pas de charge, et la mise en danger de notre espèce par la dégradation de notre environnement.

Juli Zeh, Brandebourg

Juli Zeh © Marc Melki

Signe des temps, c’est donc l’installation d’un parc d’éoliennes qui est à l’origine de l’intrigue. Détenir la parcelle où elles seront construites suscite les convoitises… Entre ceux qui sont prêts à tout pour acquérir quelques hectares dont la valeur s’envole, et leurs propriétaires bien décidés à profiter de la bonne affaire, le jeu est serré. Pour le maire, le projet que l’administration impose au village représente une chance de sortir des difficultés financières, mais c’est au prix de la tranquillité des habitants qui avaient su jusqu’ici garder leurs distances avec Berlin, et traverser les bouleversements tout en sauvegardant l’essentiel de leur identité. Les discussions sont âpres, on s’invective, on échange des coups … La confrontation avec le futur qui frappe déjà à la porte fait d’Unterleuten, bien mal nommé puisque le nom signifie littéralement « parmi les gens », un microcosme où se révèle la pérennité des conflits humains, par-delà les vicissitudes de l’Histoire.

Car dans ce charmant village du Brandebourg, rien ne va jamais sans frictions. Mais la crise provoquée par l’arrivée des éoliennes ramène aussi au grand jour les traumatismes du passé, mal refoulés jusqu’ici, qui, non contents de hanter la mémoire des anciens, vont aussi contaminer subrepticement les nouveaux venus originaires « de l’Ouest », qui ont emménagé dans les maisons vides après la réunification. Il y a notamment cette nuit de novembre 1991, où l’un des habitants perdit la vie dans la forêt dans des conditions mal élucidées, mais que nul n’a jamais vraiment cherché à approfondir, par crainte, par intérêt, parce que cela ne servirait à rien. « Les nouveaux ne comprenaient pas que, ici, la fin du monde était déjà venue. Et plus d’une fois », finit par dire avec une perspicacité mêlée de dépit le personnage de Kron, le « chroniqueur » des lieux, leur mémoire, « celui qui refusait d’oublier et en payait le prix par sa solitude ».

Cet ancien du village, dont la rivalité avec son vieil ennemi Gombrowski constitue un ressort privilégié de l’action, fait clairement allusion aux événements qui se sont succédé depuis la Seconde Guerre mondiale, pour conclure que désormais, « il n’était plus communiste. Mais un Sisyphe qui avait compris que la solution du problème consistait à acheter la montagne ». Fini le temps des grandes utopies et de la solidarité, Unterleuten est déjà entré dans l’ère de l’égoïsme et de l’argent, de la solitude face aux écrans dans une époque qui se veut championne de la communication : « Chacun habite son propre univers dans lequel il a raison du matin au soir. » S’il n’y a plus de vision collective, mais de simples projets individuels (Linda par exemple ne fait qu’intriguer pour obtenir les terrains et les autorisations dont elle a besoin pour installer sa ferme équestre), il n’y a plus place pour une vérité objective : « La vérité, ce n’était pas ce qui s’était effectivement passé, mais ce que les gens se racontaient les uns aux autres ». Il ne reste plus qu’à juxtaposer les différents points d’observation, à placer chaque personnage alternativement sous le regard des autres pour les voir ainsi tous prendre de l’épaisseur au fil de la narration. Dans l’épilogue, l’auteure feint de présenter son œuvre comme une investigation journalistique d’où n’émerge aucune véritable conclusion, et dont l’ampleur même a justifié qu’elle prenne la dimension d’un roman.

Les affrontements s’opèrent donc entre les anciens, dont les intrigues et les rancœurs traversent sans en rabattre les divers avatars politiques ; mais aussi entre les anciens et les nouveaux, et enfin entre les nouveaux eux-mêmes dont les désirs et les objectifs s’accordent mal les uns aux autres. Volonté de pouvoir, brutalité et coups bas, calculs sordides et absence de scrupules : le cadre champêtre se fissure, craque de toutes parts, pour faire surgir bien au-delà d’Unterleuten une image peu amène de l’Allemagne actuelle, qui nous renvoie à son tour à celle de nos sociétés atomisées où chacun ne songe qu’à son confort et à son intérêt personnels.

Derrière la fable, derrière l’idée fantastique de faire vivre un village imaginaire et de mélanger à l’envie le virtuel au réel, il y a donc bien plus que la mise en scène d’un nouveau Clochemerle, serait-ce sur le mode tragique. Le passé qui ne cesse d’affleurer se mêle au présent des jeunes nouveaux venus qui ignorent les vieilles règles, et en particulier cette loi non écrite qui veut qu’on lave son linge sale en famille, qu’on règle ses comptes entre soi sans avoir recours à l’autorité, quelle qu’elle soit. Unterleuten, c’est un peu notre monde actuel en réduction, qui voit sombrer l’universel devant la somme des particuliers. Des gens comme Gombrowski ou Kron, dont l’affrontement viscéral constitue le tissu même du roman, sont les représentants d’un cycle qui s’achève. Tous deux avaient encore en vue l’intérêt du village. Le puissant Gombrowski, qui a su maintenir à flot une entreprise familiale devenue coopérative de production sous le régime communiste, puis SARL « Ökologica », ne ment pas, ou pas tout à fait, lorsqu’il prétend avoir mis sa volonté et son pouvoir au service des autres habitants, dont il a préservé les emplois à travers les aléas du temps et de l’Histoire.

On laisse au lecteur le plaisir de découvrir comment un endroit où l’on a envie de poser ses malles peut fort bien se transformer en nœud de vipères… Mais à la dernière page, la roue a tourné, et c’est à la plus jeune génération de continuer cette aventure que Juli Zeh a voulu sans fin.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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