Femmes de peu

Agota Kristof, disparue en 2011, a marqué les esprits à partir de 1987, avec sa trilogie Le grand cahier, La preuve, Le troisième mensonge. La renommée de Catherine Benhamou est plus modeste. Il faut dire qu’elle ne publie pas depuis longtemps. Pourquoi les rapprocher ? D’abord à cause d’une forme de modestie, dans leur manière d’écrire, dans leur comportement public ; d’un goût commun pour le théâtre ; et de ce que je perçois comme une contradiction : elles cherchent l’ombre et elles s’exposent, ce qui ne les empêche pas de se sentir exclues. Ce sont des femmes de peu de mots, dans un retrait qu’elles combattent, contre lequel elles s’insurgent.


 Catherine Benhamou, Hors jeu. Des femmes-Antoinette Fouque, 58 p., 10 €

Agota Kristof, L’analphabète : Récit autobiographique. Zoé, 58 p., 11 €

Agota Kristof, Clous. Poèmes hongrois et français. Trad. du hongrois par Maria Maïlat. Zoé, 200 p., 18,50 €


Hors jeu, le livre de Catherine Benhamou, est à ce titre un bon exemple. Le texte semble avoir d’abord existé au théâtre : il a été représenté au Centre dramatique de Tours en 2006 dans une mise en scène de Gilles Bouillon et une interprétation de l’auteure ; mais il existe aussi très bien tout seul, à l’intérieur d’un livre. Ce qu’il raconte : présence-absence sur scène et dans le jeu social, extraversion des planches et confidentialité des pages serrées entre une première et une quatrième de couverture. Le hors-jeu, l’invisibilité, l’exclusion, voilà de quoi il est question. Non de manière métaphorique mais réelle et vécue dans un rôle/non-rôle de théâtre, puis en dehors, partout ailleurs, comme on dit : dans la vie.

Sur scène, donc, Catherine Benhamou, qui est comédienne et qui est passée par le prestigieux Conservatoire d’art dramatique de Paris, interprète dans Fin de partie, la pièce de Samuel Beckett, le rôle de la mère, installée, comme le père, à l’intérieur d’une poubelle, dont elle émerge un peu au tout début, pendant une dizaine de minutes, et où elle s’enfonce tout à fait ensuite, morte, pour ne plus reparaître.

C’est une fois disparue aux yeux des spectateurs, au cours des représentations où elle n’est plus visible et n’a pas à jouer, sinon comme souvenir, image mentale, que Catherine Benhamou, soir après soir, écrit Hors jeu. Le texte prend le relais du théâtre ; il continue, complète celui qui est joué sur scène et, même, fait intervenir l’autre auteur, son concurrent, Beckett lui-même. À une silencieuse bientôt morte, Catherine Benhamou donne la parole. Un texte, une parole qui compense la disparition, l’invisibilité, et cherche probablement à la guérir.

Catherine Benhamou, Hors-jeu, Éditions Des femmes« C’est une histoire de poupée russe », explique l’auteure. Une phrase que je n’avais d’abord pas comprise, mais qui s’éclaire au fur et à mesure de la lecture. Le texte de Beckett en cache un autre, le personnage de la mère aussi. Le texte de Catherine Benhamou et sa personne même contiennent, contraignent, veulent expulser d’autres histoires et d’autres êtres. Celui par exemple de sa mère, décédée elle aussi, comme le personnage de la mère chez Beckett. La mère de l’auteure est morte mais elle est exigeante. L’hôpital a gardé ses bagues, l’auteure se fait un devoir d’aller les récupérer, c’est urgent, estime-t-elle, elle doit se dépêcher, sortir de sa poubelle et ce faisant mécontenter le Grand Auteur qu’elle n’est pas, Beckett lui-même, qui voit d’un mauvais œil, pis, est furieux de son activité cachée d’écriture, et lui reproche de dévorer sa pièce de l’intérieur : « Samuel Beckett est fou de rage. »

La poubelle est son dernier retranchement : celui de l’écrivain ; celui qui lui permet de résister à l’effacement, à la tentative de destruction par les autres, la réalité extérieure ; celui qui lui permet d’être elle-même et d’affirmer son existence. « Bon, il va falloir que j’y aille. » C’est ainsi qu’elle sort, qu’elle naît. Qu’elle naît à l’écriture, laquelle est simple et familière, drôle et tragique, comme chez l’auteur d’En attendant Godot. Ou comme chez Gertrude Stein, dont Catherine Benhamou a adapté pour le théâtre La douce Léna. Les phrases, ni vers ni prose, isolées, constituant chaque fois un nouveau paragraphe, respirent un peu comme chez Thomas Bernhard, dans sa pièce, Minetti, monologuées, répétitives.

Avec Clous, d’Agota Kristof, nous sommes en présence de poèmes demeurés inédits jusqu’alors, et publiés en édition bilingue. Écrits en hongrois au cours de la jeunesse de Kristof et disparus au moment de sa fuite en Autriche puis en Suisse, reconstitués après coup de mémoire, complétés par d’autres en hongrois ou en français, ils éclairent, ainsi que L’analphabète récemment réédité, une œuvre, une personnalité, une vie avares de mots mais pas de tragique. D’un tragique né de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où Agota Kristof a quatre ans, puis de la domination de la Hongrie par l’URSS et la langue russe, quand elle en a neuf. À quatorze ans, elle entre à l’internat. À vingt et un ans, elle arrive en Suisse, à Lausanne, où elle va travailler en usine, où on parle français. Elle apprend, difficilement, cette nouvelle langue.

Russe et français, bien que pour des raisons différentes, lui ont été imposés par l’histoire. Et l’ont peu à peu obligée, le français surtout, qu’elle a parlé pendant cinquante-cinq ans (elle est morte à soixante-seize ans), à oublier sa langue maternelle. D’où son retour à ses poèmes perdus, remémorés, transportés d’un pays à un autre, de la guerre à la paix et l’exil, de l’enfance au pays d’origine à la maturité, l’émigration.

Agota Kristof commence à écrire des poèmes et à faire du théâtre à l’internat pour supporter la séparation d’avec ses parents et ses frères, pour compenser la perte et le chagrin. S’ouvre alors à elle un espace supplémentaire, un pays intérieur qu’elle explore le soir avant de s’endormir, où des mots et des phrases lui sont donnés et chuchotent en devenant poèmes, avec un rythme, des rimes, comme elle l’écrit dans L’analphabète. Quant au théâtre, elle le découvre également à l’école, où elle écrit des sketches qu’elle joue avec deux ou trois amies, et dont elle fait payer aux élèves la représentation qui a lieu pendant la récréation. De quoi régler le cordonnier qui a réparé ses chaussures ou s’offrir un croissant.

Ses poèmes sont énigmatiques, aussi beaux que tristes. Ils ressemblent à des contes. Comme dans les contes, la nature est vivante, non pas à la manière de la nature véritable, mais à celle des humains qui la rêvent.

« Le ciel est un immense chagrin bleu

et les arbres éclatent en sanglots à chaque éclosion de fleurs »

« Le soir arrive avec ses bras de sapin noir

pour embrasser la ville ».

Les villes, comme les montagnes, comme les forêts, les arbres, ont leur autonomie, elles vivent leur vie de ville, qui n’est pas exaltante, ni bonne pour l’entourage.

« Les villes lentement étranglent leurs chétifs

jardins le corps des paysages

les routes le déchirent. »

Dans ce contexte, le « je » devient aussi un personnage de conte, Petit Poucet errant sur les routes des forêts, chassé de sa maison natale, chaussé des bottes volées à l’ogre,

« À présent inconnue parmi les ombres

furtives de la vitesse je ne sais plus

d’où je suis partie peu importe

la route sera aussi longue que la vie »,

interrogeant les arbres sur le sort des oiseaux mais ils demeurent muets, la forêt tout entière est muette et elle « s’en fut plus loin ». Les voix, les couleurs, les senteurs du printemps sont elles aussi muettes, « elles se sont échappées au loin dans le silence ».

Le conte est le mode d’expression de l’enfant, de celui qui ne maîtrise pas bien les mots, qui ne sait pas encore où s’arrête son corps, où commence le reste, il a le pouvoir d’aller dans les nuages mais parfois ce sont les nuages qui viennent jusqu’à lui et alors « leurs genoux pourpres ont été souillés de boue ». L’enfant que fut Agota Kristof demeure dans l’adulte un nuage humilié. Après le dernier matin, « le reste n’a pas d’importance ». L’enfant sait aller dans le ciel et se transformer en oiseau. Tantôt il est libre mais il vole de travers, tantôt il ne parvient pas à prendre son envol, et tantôt il est grand et lourd comme s’il ressemblait lui-même à ce qu’il est en train de fuir, comme s’il était un avion larguant des bombes :

« En été les danseurs flottaient

sous les réverbères

ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux. »

Les contes, on le sait, sont la plupart du temps d’une grande cruauté. La mort y est présente, le meurtre (« pour l’heure j’aimerais la mort des autres / et pas la mienne »), la disparition de ceux qu’on aime (« je revenais planer longtemps/au-dessus des fosses et des morts »).

Agota Kristof, L’analphabète, Zoé & Clous

Agota Kristof © Pierre Treuthard

Agota Kristof a survécu à la guerre, à la faim, à la solitude, à la séparation, à l’exil, au travail en usine, peut-être parce qu’elle a préservé en elle le souvenir de son enfance heureuse, qu’elle est demeurée l’enfant de cette enfance heureuse, même si elle écrit que regarder en arrière ce n’est pas la peine, que le silence est gravé dans ses yeux et que l’écœurement est sur ses lèvres. Pour raconter l’horreur, elle a choisi la bouche de l’enfant, du moins dans Le grand cahier et dans ses poèmes. C’est ce qui est si bouleversant, stupéfiant même. Le contraste entre l’idée qu’on se fait de l’enfance, le bonheur, l’innocence (on sait bien que c’est un cliché mais on y revient quand même) et l’horreur, la cruauté pour survivre. Dans Le grand cahier, les enfants sont pareils à des couteaux. Ils sont innocents (du mal qui leur est fait) et sont impitoyables : ils doivent survivre, ce sont des survivants.

« Ceux qui ont été battus n’ont pas rendu les coups

mais ils sont devenus méchants

et ils ont traversé le fleuve à la tombée de la nuit

pour attendre l’heure des comptes derrière

le remblai noir

les innocents aussi sont tombés. »

Le pire, toutefois, n’est pas ce qui a été subi, le pire, c’est d’avoir été épargnés, de s’éprouver lâches de l’avoir été. Les sacrifiés, ce ne sont pas les morts mais les survivants qui ignorent la solidarité mais pas la solitude :

« Ils étaient comme des frères

pourtant ils ne se connaissaient pas. »

À la Une du n° 30