La présente étude constitue l’état définitif d’une exégèse commencée il y a près de vingt ans. L’admirable écrivain et spécialiste de l’antiquité gréco-romaine qu’est Paul Veyne, professeur honoraire au Collège de France, y déploie une érudition qui toucherait moins sûrement son but (convaincre de la solidité d’une thèse) si elle n’était pas, comme ici, enfermée « dans les anneaux nécessaires d’un beau style », exigence esthétique à laquelle n’atteignent que les plus grands, les Jean-Pierre Vernant, les Georges Duby, en somme ce que le cher et vieux pays sait encore produire d’unique et de meilleur.
Paul Veyne, La Villa des Mystères à Pompéi. Gallimard, 181 p., 37 ill., 21 €
L’objet ? La plus grande des fresques de Pompéi, et la plus énigmatique, celle de la Villa dite « des Mystères ». La thèse de Paul Veyne ? Assurément non conventionnelle, puisqu’il s’agit de démontrer précisément, en suivant pas à pas, quitte à en bouleverser l’ordre, chronologique en apparence, ou au moins logique, des scènes peintes côte à côte sur le mur de la riche demeure d’un notable romain, que les prétendus « Mystères » sont en réalité profanes et qu’au lieu d’initiation mystique on a affaire à une banale mais piquante journée de noces en milieu opulent.
L’historien doit donc examiner en détail chacune des images de la fresque et d’abord la faire voir, les illustrations en couleurs du livre étant le plus souvent insuffisantes par elles-mêmes – y compris lorsqu’une section d’entre elles est artificiellement grossie – à révéler telle forme rendue peu explicite par l’âge et la détérioration tant du support que du pigment. Tâche préalable et fort difficile : qui s’est essayé à scruter pour des étudiants tel plan de film ancien, après ou avant projection, me comprendra.
Mais donner à voir n’est qu’une base. Encore faut-il animer, faire vivre une séquence avec l’acuité que manifeste Raymond Roussel dans le plus vertigineusement fouillé de ses poèmes, « La vue ». À ce dépouillement des voiles successifs qui cachent la réalité d’une « chose vue » et par là en dérobent même le sens obvie, Paul Veyne excelle. Il a passé plus de temps que nous devant la matérialité picturale de l’œuvre et parvient à lui conférer une pleine existence qui, dans un premier temps, en multiplie les secrets : que fait donc cette imposante matrone ? et ce petit garçon qui lit ? et ce fêtard affalé qui a perdu une sandale ? et cette démone aux ailes déployées ?
Quant au sens obtus, qu’il suffise de dire qu’au terme d’une éblouissante démonstration, grâce à laquelle la dame strictement habillée est devenue la maîtresse d’une maison cossue où le mariage de sa fille, de la jeune vierge héritière tant de la position maternelle que de la soumission imposée aux femmes, augure d’une naissance qui produira un rejeton mâle doctement éduqué dans les lettres, nous reconnaissons dans le jeune ivrogne nu le divin Dionysos et dans la démone une figure récurrente de l’iconographie hellénistique, qui jette l’anathème sur les voyeurs éventuels des « mystères » bien concrets de la défloration.
Rien d’ésotérique là-dedans, ces personnages parfois couronnés de myrte célèbrent les festivités joyeusement traditionnelles d’un mariage qui fera l’honneur d’une solide maison bourgeoise. La présence parmi eux – ou plutôt parmi elles puisque, à part le garçonnet encore asexué, il n’y a là, en fait de mortels, réunies dans le gynécée, que des femmes – de Dionysos, d’un Silène, de satyres, ne témoigne de rien d’autre que de la proximité entretenue par le dieu du vin, des plaisirs de l’amour mais aussi de la fidélité conjugale, avec l’humanité ordinaire.
Ce livre, qui se présente modestement comme une simple lecture exhaustive suivie du décryptage sémiologique d’un ensemble décoratif sans doute copié, à l’usage d’une famille romaine, d’un modèle grec bien plus ancien, ce livre fait pour dessiller sans ennuyer, et qui y parvient si magistralement, n’est-il que cela ? Son ambition est bien plus haute. Chemin faisant et sans avoir l’air d’insister, Paul Veyne réussit à nous parler de toute une civilisation, celle de ces Romains de l’Empire triomphant, complètement (bien que superficiellement) hellénisés dans leur culture empruntée aux Grecs vaincus, mais non pas dans leurs mœurs, tout aussi inégalitaires et machistes – avec toutefois un peu moins de brutalité – que celles des contemporains de Platon, plus sceptiques en revanche dans l’ordre du religieux.
Belle civilisation, que le christianisme va balayer de ses peu réjouissantes certitudes, Paul Veyne nous permet, sinon de la comprendre – elle est bien trop éloignée de nous –, du moins de l’approcher dans quelques-unes de ses singularités. On se souvient alors de cet essai si éclairant, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, paru en 1983 au Seuil, qui permettait de remettre à leur place, celle de constructions imaginaires, les mythes postérieurs du christianisme. Paul Veyne et son humour sous-jacent s’y montraient déjà tout entiers.
Analyser une fresque qui, en tant qu’irremplaçable document iconique, ouvre une fenêtre sur les représentations mentales d’un quotidien vécu se découvrant par elle, à condition de prendre au sérieux mais non comme vérité d’Évangile la réalité largement fantasmée qu’elle contient (comme aujourd’hui contiennent la nôtre nos séries télévisées), cela oblige l’exégète à une jonglerie permanente avec plusieurs passés : grec, latin classique, hellénistique, et un présent, notre présent, ce qui implique une rigueur scientifique absolue – ne rien avancer qui ne puisse être corroboré par des exemples, en littérature, en art, en érudition antérieure, irréfutables –, mais en même temps nécessite une curiosité et une information ouvertes à mainte particularité de nos propres croyances ou habitudes actuelles.
Raisonner sur des images anciennes, pour un humaniste au savoir aussi universel que l’auteur d’une étude apparemment spécialisée et clairement « pointue », c’est donc composer une fresque où il est question aussi bien de comportements sociaux complexes et mal connus d’une époque lointaine (la condition féminine réelle et non pas célébrée par des poètes ; la vie réelle, et non pas rêvée, à l’intérieur du gynécée-prison ; le poids réel des conventions, du qu’en-dira-t-on dans la Pompéi des nantis ; la réalité des rapports sexuels entre homme dominant et femme subalterne ; la conversation que les vivantes, vierge, épouse et mère, entretenaient réellement avec leurs dieux plus ou moins familiers ; la nature même du paganisme et singulièrement de son rapport à la mortalité ; l’expansion relative, en vérité très faible, des sectes à « Mystères ») que de notre modernité.
De tout cela il est discuté dans La Villa des Mystères à Pompéi. Mais on s’y enquiert aussi de tout le reste, de nos préjugés d’aujourd’hui, de nos aveuglements. Disons que ce livre est une fête de l’intelligence et que voir fonctionner celle d’un savant qui joint à sa subtilité de chercheur le charme d’une écriture aussi élégante et personnelle constitue un des rares vrais bonheurs sans mélange qui nous restent ; à ne pas manquer !