Le grand intervenant

Edgar Morin est un homme sympathique, chaleureux, ouvert et généreux. Son œuvre est à son image : vaste, plurielle, ambitieuse, riche. Comme le dit Régis Debray dans l’un des nombreux hommages qui composent ce Cahier, seuls les sectaires peuvent lui reprocher d’aimer être aimé. Pourtant, n’aurait-il pas gagné à être un peu plus sectaire ?


François L’Yvonnet (dir.), Cahier de L’Herne Edgar Morin, 272 p., 39 €


Orphelin à dix ans, Edgar Morin est réfugié à Toulouse en 1940 et entre dans la résistance communiste en 1942. Stalinien jusqu’en 1951, il participe à la fondation de la revue Arguments en 1956 après sa rupture avec le Parti, publie en 1959 sa célèbre Autocritique, et devient l’une des figures de la gauche intellectuelle. Sociologue dans la tradition d’Henri Lefebvre, il pratique une sociologie et une anthropologie de la vie ordinaire, de l’imaginaire social (L’homme et la mort, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Les stars), de l’événement et de la culture de masse (Journal de Californie, La rumeur d’Orléans, L’esprit du temps). Philosophe, il propose, au début des années 1980, une éléphantesque synthèse en six volumes, La méthode, qui entend prendre acte des progrès des connaissances dans tous les domaines, et du retour de la notion de « nature ». L’une des notions phare de ses livres est celle de complexité – biologique, cognitive, sociale, humaine –, dont il examine toutes les faces. Penseur du global, il n’a cessé de célébrer la créativité de l’humain et de jouer le rôle de vigie, que ce soit en éducation, en politique ou en matière artistique. L’un de ses termes favoris est celui de reliance, par lequel il entend la capacité à relier les savoirs, mais aussi les individus au sein de la communauté. Les nombreuses études et témoignages réunis ici (parmi lesquels ceux de Le Roy Ladurie, Barthes, Lefort, Touraine…) attestent de ses multiples rencontres et du rôle de passeur qu’il a pu jouer.

Pourtant, s’il a incontestablement joué un rôle dans l’ouverture de la sociologie à toutes sortes de domaines qu’elle ne pratiquait pas couramment, comme le cinéma, la communication, les médias, son travail de sociologue, comme le note Michel Wieviorka dans sa contribution, a eu peu d’échos parmi ses pairs au sein de la sociologie académique. Morin pratique une sociologie compréhensive – au sens d’englobante – qui fait plus appel au vécu qu’aux statistiques et aux hypothèses empiriques. L’une de ses enquêtes (collectives) les plus fameuses, La rumeur d’Orléans, menée « en éclair » en 1969, témoigne de son sens de l’événement et de l’enquête, mais reste superficielle, faute à la fois d’une analyse plus approfondie du contexte historique, social et politique (qui ne se limite pas à la réaction aux événements de 1968 d’une ville de province engluée dans ses traditions et son antisémitisme), et d’une théorie plus élaborée des rumeurs. Que la sociologie doive s’appuyer sur l’interprétation et la compréhension des acteurs plutôt que sur l’explication et la recherche de lois, on en conviendra. Mais doit-elle pour autant renoncer à toute recherche des causes et des mécanismes des comportements ? Le travail de Morin était pionnier à l’époque, mais son enquête souffre de ne pas être ancrée, comme les travaux contemporains sur les rumeurs et les paniques, dans une conception plus serrée des phénomènes de diffusion de l’opinion, plus ancrée dans les travaux de psychologie sociale et de sciences cognitives. La sociologie de Morin est plus proche, par sa variété et ses ambitions, de celle des grands dissidents de la sociologie, comme Simmel et Elias, que de celle de l’école française durkheimienne. Mais, à la différence de ceux-ci, et de ses contemporains Bourdieu et Boudon, il lui manque une théorie générale du social.

Ce n’est pas que Morin manque d’une conception d’arrière-plan ni d’un projet, puisqu’il a cherché, dans ses volumineux opera sur la Méthode, à développer une théorie de la complexité qui tienne compte à la fois de l’être biologique et historique des humains et de leur capacité à transcender les déterminismes auxquels ils sont soumis. La masse de savoir, de disciplines, de thématiques abordées dans ces livres est impressionnante. Morin invoque Descartes quand il commence son travail, mais c’est un Descartes en forme de culbuto : au lieu d’un socle certain de connaissances premières, Morin invoque une sorte de droit à l’incertitude ; au lieu d’une recherche des fondations, il pratique la mise en réseau, la complexification plutôt que la démarche réductrice. Il a parfaitement compris, notamment quand il a participé au fameux colloque Piaget/Chomsky à Royaumont en 1975, qu’avec les recherches contemporaines en sciences cognitives et en neurosciences on ne pouvait plus partir, comme le faisaient les marxistes de sa jeunesse et Sartre, du seul être historique de l’homme, et qu’il fallait développer une conception qui prenne en compte les continuités entre nature et culture. Mais l’a-t-il vraiment mise en œuvre ? Il emprunte à l’écologie, à la théorie des systèmes, à la cybernétique, dans des synthèses qui font penser à celles de Niklas Luhmann, mais il vise plus une conception archi-générale de l’humain. La largeur de ses vues, son humanisme généreux, font penser, comme le remarque Mauro Cerutti, à Pic de la Mirandole. Mais cela nous donne-t-il une philosophie de la connaissance ?

Un texte de Morin de ce cahier résume ses propositions pour une « réforme de la pensée » : contextualiser et globaliser les connaissances, dépasser les barrières entre culture littéraire et culture scientifique, renoncer au déterminisme, à la décomposition analytique, aux principes classiques de la preuve par induction et déduction de contradiction et d’identité, au profit d’une pensée complexe, holistique, attentive au désordre, à l’indécidabilité. Le problème de ce type de pensée « libératrice » est que ces « principes » en restent au niveau de slogans et de programmes, et qu’ils ne font jamais l’objet de véritables analyses ou d’arguments. Jean-Louis Le Moigne, exégète autorisé, nous dit que Morin est un « épistémologue considérable ». On ne demande qu’à le croire. Mais de quelle épistémologie s’agit-il si l’on ne peut plus, comme le suggère Le Moigne, donner de critères du connaître ? Si la connaissance est « contextuelle » et soumise à toutes sortes de paramètres de lieu, de temps et de culture, cela signifie-t-il que le terme « savoir » dépend des contextes, et que dans certains cas on sait, alors que dans d’autres on ne sait pas ? Comment alors peut-on parler, comme le fait notre épistémologue, de progrès des connaissances ? Peut-on, parce que les critères du savoir sont mouvants, en conclure qu’on peut se passer de tout critère ? Comment peut-on proclamer une nouvelle Instauratio Magna du savoir et un humanisme « universaliste » sur un arrière-plan assumé de scepticisme et de relativisme ?

Edgar Morin Cahier de l'herne esprit temps

Edgar Morin © Jean-Luc Bertini

Morin peint tout avec un très gros pinceau, et la peinture déborde souvent. Des déclarations du style « la déduction peut avoir des dérapages » comme le montre « le paradoxe du Crétois qui prétend que tous les Crétois sont menteurs » constituent des proies faciles pour les anthologies d’absurdités publiées par Sokal et Bricmont et les ironies d’un Bouveresse sur les penseurs à la louche dans ses Prodiges et vertiges de l’analogie, et elles auraient justifié le propos du satiriste : « ad impellendum satis, ad edocendum parum » (« pour exciter plutôt que pour instruire »). Le fait que des penseurs comme Bruno Latour, Michel Maffesoli, Michel Serres et Boris Cyrulnik pratiquent le même type d’éloge des réseaux, de l’auto-organisation, de la complexité, de l’incertitude et des processus, et fassent partie avec Morin de ce qu’on pourrait appeler l’école de la désacralisation de la raison, n’est pas pour nous rassurer. Comme tous les membres de cette école si bien représentée en France quand bien même ses membres se proclament des mavericks, Morin se flatte de ne pas avoir les papiers d’identité du philosophe ni ceux du scientifique et de « faire la navette, en contrebandier […] à l’interface des sciences humaines et des sciences naturelles ». Les contrebandiers du savoir sont bien sympathiques, mais on peut toujours craindre qu’ils nous refilent de la camelote en douce.

L’œuvre de Morin n’en est pas moins significative. Même s’il peut apparaître comme l’intellectuel de gauche typique, disposant de son rond de serviette au Nouvel Observateur, intervenant sur tous les sujets politiques et culturels depuis près de six décennies, ayant traversé le siècle précédent et ayant encore bon pied dans celui-ci, son œuvre témoigne, au moins autant que celle de Foucault, d’un changement profond dans le statut et les fonctions de l’intellectuel. L’intellectuel classique parlait au nom de la vérité et de la connaissance, de l’universel et de la raison. Mais ces notions sont à présent l’objet d’un soupçon permanent, encore plus manifeste quand on nous propose de les remplacer par des produits de substitution comme des vérités « plurielles », des connaissances « situées » et une raison plus « souple ». Pire, elles passent pour être de droite, alors qu’elles ont constitué depuis des siècles la base de la pensée progressiste.

À ce titre, rien n’est plus intéressant dans ce volume que d’apprendre que, pendant la guerre, à Toulouse et à Carcassonne, Morin servit de nègre, via la résistance communiste, à Julien Benda, et de lire les quelques lettres qu’ils ont pu s’adresser en 1941 et 1942. Leurs échanges portent sur la littérature et l’art, et Benda, qui à l’époque écrivait La France byzantine, avait besoin de documentation et demandait au jeune Morin de « piocher dans Gide, Malraux et Valéry des signes de débilité ». À une lettre de Morin qui lui confiait que « l’art contemporain est d’une très grande richesse » et qu’il prisait Les nourritures terrestres, Benda lui répond sur un ton glacé que pour lui la richesse artistique ne peut se concevoir sans une forme d’« intellectualité » et une capacité à fournir une « vue enrichissante pour la pensée ». Comme le dit Morin de Benda, « il m’a beaucoup ému personnellement, mais je n’ai jamais pu suivre ses idées ». On peut le comprendre, et ce malentendu entre le jeune Morin et le vieux Benda montre parfaitement l’opposition, non seulement de leurs tempéraments, mais aussi de leurs visions intellectuelles et de leurs conceptions des tâches de la pensée. Benda assignait au clerc la tâche de défendre les « valeurs éternelles » de justice, de vérité et de raison et de ne descendre dans l’arène politique que quand il constatait que celles-ci étaient bafouées. Il recommandait à ceux qui se vouent à l’esprit de se détacher des valeurs de leur époque et de leur opposer l’idéal. Rien n’est plus éloigné de la conception que défend Morin – comme, il faut bien le dire, la plupart de nos contemporains, raison pour laquelle son œuvre est si populaire – de la nature et des fonctions de l’intellect.

Contre Benda, les intellectuels désacralisateurs de la raison s’assignent comme objectif de coller le plus possible à leur temps, d’en épouser les valeurs, et de le vivre. Edgar Morin incarne avec sincérité et constance ce souci du présent, ce désir de brouiller les frontières entre la pensée et le journalisme, qui est devenu l’article de base des clercs de notre temps. Mais le rôle de l’intellectuel n’est-il pas de prendre ses distances avec son époque, d’en critiquer, voire d’en refuser les valeurs, plutôt que de les épouser ? N’est-il pas de faire autre chose qu’une sociologie et même une épistémologie du présent ?

À la Une du n° 16