Aimer Los Angeles

Que veut dire aimer une ville, tomber amoureux d’elle ? La littérature a fait un genre de l’ode à Venise. On lit des déclarations d’amour à Paris, à New York, à Tokyo… Mais que se passe-t-il quand la ville qu’on aime n’est pas vraiment une ville, qu’elle s’étire indéfiniment sur des kilomètres et des kilomètres, sans relief particulier ? Aimer Los Angeles, comme Laure Murat, c’est précisément aimer ce qui ne se laisse pas saisir : une lumière, une langueur, un ruban propice à la rêverie.


Laure Murat, Ceci n’est pas une ville. Flammarion, 192 p., 16 €


Laure Murat vit à Los Angeles depuis plus de dix ans. Elle enseigne à la fameuse UCLA, université de Californie à Los Angeles, dans des conditions de travail plutôt douces et avec des collègues géniales. Cela aide à apprécier une ville. Mais l’aimer vraiment, selon une passion et selon une érotique, c’est une autre histoire. « Que veut vraiment dire tomber amoureux d’une ville ? » Comment définir cette attraction particulière qui fait qu’on n’a pas le même rapport avec elle qu’avec les autres villes aimées, Rome, Paris ou San Francisco ? Le livre trouve sa raison d’être dans l’enquête intime qu’il faut conduire pour répondre à ces questions : la première, très générale, de la relation subite et profonde que l’on peut avoir avec un lieu urbain et la seconde, plus singulière, de celle que l’auteure entretient avec Los Angeles.

Los Angeles n’a pas toujours très bonne réputation : surtout auprès des Européens, ceux qui préfèrent la côte Est des États-Unis parce qu’ils la trouvent culturellement plus familière. Laure Murat défait les clichés qui bloquent l’imaginaire de la ville : l’anonymat, la banalité, la culture du corps, la voiture, la mocheté, le bling-bling, la violence, Hollywood… si tout cela y existe, on peut en avoir en même temps bien d’autres représentations. Car Los Angeles n’est pas une ville, n’est pas une identité, n’est pas une. C’est une sorte de monde qui n’en finit pas de s’étendre et dans lequel chacun peut tenter de trouver sa place. « Plus qu’une ville, autre chose qu’une ville, L.A. est davantage un territoire, avec ce qu’un territoire contient de sauvagerie et de gravité, qui tient à la fois de la zone et de la cité, de la géographie et du politique. Impossible à se représenter dans sa totalité, le corps physique, charnel de se territoire ne se laisse pourtant jamais oublier. On peut arpenter ses quartiers à pied, rouler des heures sur l’autoroute, ou rester enfermés chez soi, le corps de Los Angeles agit comme une force radioactive sur l’imagination de ses habitants, qui en ont une conscience aiguë, continuelle. Los Angeles, rêverie magnétique, infinie. » Ce passage lyrique exprime bien la façon dont on peut être saisi par une ville dont la sensualité est liée à son caractère presque imperceptible. C’est comme la lumière, qui n’y est pas extérieure, qu’il est difficile de qualifier tant elle vous enveloppe en permanence de sa pâleur et de ses bienfaits.

Une des choses que Laure Murat préfère, à Los Angeles, ce sont les palmiers, au point qu’à une avocate qu’elle consulte sur les détails pratiques en cas de disparition subite, elle peut dire que l’urne biodégradable contenant la graine d’un arbre, dernière trouvaille à la mode en cas de crémation, lui permettrait peut-être de se métamorphoser en palmier. « Et avec un imperturbable sérieux, [l’avocate] note aussi sec sur le brouillon de mon testament : “palm-tree preferred” (préférence : palmier.) » Le palmier dont l’identité, comme celle de Los Angeles, est clandestine, entre l’arbre et la plante, inassignable. On en trouve de toutes tailles, au milieu de la végétation luxuriante et profuse de la ville, « des grands, des gros, des courts sur pattes, des sveltes, des anorexiques, des costauds, des modestes, dont la tête s’épanouit en gerbe, en éventail, en boas, en touffes, en ananas, en balayettes, répartis en centaines d’espèces différentes. » Et tous ils vibrent, et en vibrant disent quelque chose de la vie superlative que l’on ressent dans cette ville, l’impression d’une force naturelle qui la conduit à son intensité maximale et explique naturellement l’attraction qu’elle exerce. « Sous le profil idyllique de sa ligne d’horizon ponctuée de palmiers : un espace d’une crudité et d’une puissance archaïque, dont les tremblements de terre incarneraient, comme un écho, un lointain symbole. »

Le livre lui-même prend la forme de la ville : constitué de matériaux épars, il nous conduit dans des fragments de journaux intimes, de chapitres thématiques, narratifs ou documentaires. Comme elle, il est parfois surprenant et parfois presque banal ; il peut être intime ou politique. Il ne recherche ni l’unité, ni la totalité. Il n’est même pas uniquement resserré sur l’espace qu’il évoque. Bien que la ville soit éloignée de toutes les autres grandes villes du monde, les événements extérieurs la frappent aussi : les attentats de Paris, les morts au Liban. La narratrice accueille douloureusement ce qui la touche et atteint ses proches et son livre aussi, comme si les deux espaces ne faisaient plus qu’un. Et si son amour de Los Angeles est celui d’une ville qui, par sa forme et son architecture, renonce à exercer toute emprise ; si cette ville « antiphallique par excellence » favorise une pensée de l’amour affranchie de l’assujettissement ; s’il se développe dans un espace recueillir et ouvert à la fois, c’est aussi parce qu’il finit par se confondre avec l’écriture.

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