La puissance des Bacchantes excitées

La remarquable exposition du musée d’Orsay offre cent vingt œuvres de l’artiste suisse Charles Gleyre (1806-1874), composées (pour moitié) de dessins précis et de chefs-d’œuvre peints : Le soir (ou les illusions perdues) (1843), Les brigands romains (1831), Les Romains passant sous le joug ((1858), Le major Davel (1850), Hercule et Omphale (1862), La danse des Bacchantes (1849), les étranges paysages préhistoriques (Le déluge, 1856, Les éléphants, 1856), Le Paradis terrestre (1869-1874), Penthée poursuivi par les Ménades, 1864)…


« Charles Gleyre (1806-1874). Le romantique repenti ». Musée d’Orsay, Paris. Du 10 mai au 11 septembre 2016

Catalogue de l’exposition. Sous la direction de Côme Fabre et Paul Perrin. Hazan/Musée d’Orsay, 272 p., 170 ill. coul., 45 €


Complexe, riche, très intelligent, le catalogue de cette exposition met en évidence la vie aventureuse d’un créateur tourmenté, exigeant, pointilleux, inventif, lent. Célibataire, solitaire, Charles Gleyre est aussi généreux, bon. À partir de 1838, ce Suisse vit à Paris. Depuis 1843, il crée un atelier d’enseignement. Pendant vingt-cinq ans, plus de cinq cents élèves apprennent à peindre : c’était, comme le dit Renoir, l’atelier le moins cher de Paris. Parmi ses nombreux élèves, on trouve Bazille, Sisley, Renoir, Monet (pendant très peu de temps), Whistler, Gérôme, le néo-grec Jean-Louis Hamon…

Gleyre forme des peintres d’histoire et des paysagistes. Il enseigne avec timidité, prudence ; il est discret. Jean-Louis Hamon le décrit : « Je trouvais un homme naturellement bon, bienveillant, d’une modestie exagérée : un homme antique. Il avait été malheureux comme les pierres et ne s’en était jamais vanté. Gleyre redressa en moi bien des torts. Il me donna horreur de la singerie en art. Il ne plaisanta pas avec cette chose sainte qu’on appelle l’art. » Dès 1861, Renoir rencontre Gleyre et, jusqu’en 1890, il se considère comme son élève. Monet se libère très vite : « La vérité, la vie, la nature n’existaient pas pour Gleyre. Je ne resterais pas chez lui. Je ne me sentais pas né pour recommencer à sa suite Les illusions perdues et autre balançoires… J’attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspérer ma famille, je continuai à faire acte de présence, juste le temps d’exécuter une pochade d’après modèle ». Dans cet atelier d’enseignement, Gleyre se révèle sérieux, utile. À certaines époques, il est malade, déprimé ; en 1864, Bazille écrit à son père : « Ce pauvre homme, Gleyre, est menacé de perdre la vue ; tous ses élèves sont fort affligés. L’atelier lui-même est malade, je veux dire qu’il manque de fond… »

Le plus souvent, Gleyre n’est pas joyeux. Parfois, il travaille lentement ; il peut rester longtemps immobile pour tracer une ligne. Parfois, il jeûne ; il donne des aumônes. Il refuse les éclats et l’étalage. Anticlérical, hostile à Napoléon III, républicain, il n’accepte ni les largesses, ni la Légion d’honneur. Six ans avant sa mort, son ami Hippolyte Taine évoque un bouddhisme parisien, un déracinement des désirs. En 1875, le critique d’art Paul Mantz : « Après avoir mis le public dans la confidence de ses premiers rêves, Gleyre s’était dérobé ; il avait déserté le champ de bataille… Ses productions, lentement mûries, achevées avec amour, quittaient l’atelier de la rue du Bac pour aller prendre place dans des collections étrangères (Suisse, USA, Allemagne) et elles ne sont connues que d’un petit nombre de privilégiés ».

Gleyre a trouvé des artistes, des scientifiques, des historiens, des écrivains amicaux : Edgar Quinet, Flaubert, Mérimée, Maxime Du Camp, Nerval, Arsène Houssaye, les artistes Chenavard et Cornu, l’éditeur Hetzel… Ainsi, le lundi 6 mai 1861, les frères Goncourt n’aiment guère l’allure de Gleyre ; dans leur Journal, ils notent : « À quatre heures, nous sommes chez Flaubert qui nous a invités à une grande lecture de Salammbô avec un peintre que nous trouvons là, Gleyre, un monsieur en bois, l’air d’un mauvais ouvrier, l’intelligence d’un peintre gris, l’esprit terne et ennuyeux. » Plus tard, en 1883, Philippe de Chennevières (collectionneur et historien d’art) attaque « ce Gleyre, un esprit doctrinaire et genevois, grand dissertateur de l’art, talent sec et sans ampleur, esprit amer, chagrin, mordant, démocrate, austère ».

Dans cette belle et étrange exposition du musée d’Orsay, Charles Gleyre étonne. Dans La danse des Bacchantes (1849), un rite violent, mystérieux et exclusivement féminin se découvre : une chorégraphie rythmique et furibonde, à la fois hiératique et échevelée, contrôlée et exaltée près d’une sculpture rouge de Bacchus. À demi revêtues ou dénudées, au son d’un tambourin et d’une flûte, les Bacchantes trouvent peu à peu les transes, le délire, une surexcitation, un ravissement, la frénésie, les hallucinations, l’égarement… En 1864, Gleyre représente Penthée poursuivi par les Ménades ; les Ménades cruelles sont soumises à Dionysos ; bien au-dessus du sol, elles courent et semblent voler ; elles brandissent les poignards et les lances ; elles vont déchirer le corps du roi Penthée qui voulait espionner les mystères dionysiaques ; Penthée, terrifié, à demi nu, fuit. Ce serait une « Sainte Orgie » des religions orientales. Dans le catalogue de l’exposition, Sébastien Mullier (enseignant de lettres modernes) étudie alors la peinture de Gleyre et les publications de l’érudit allemand Friedrich Creuzer qui ont été traduites en français (de 1825 à 1851). À cette époque, chez Flaubert, dans les Poèmes antiques (1852) de Leconte de Lisle, chez Gleyre, une Grèce cruelle, guerrière, chasseresse, sanguinaire, cannibale se manifeste ; les bacchantes, les satyres, les centaures circuleraient loin d’Apollon, loin de la sérénité, mais en une sauvagerie désirée.

Lorsque Gleyre peint Hercule et Omphale (1862), le héros apprivoisé s’agenouille ; il obéit à la reine de Lydie ; appliqué, attentif, il utilise la quenouille et file la laine. Omphale s’installe sur son trône. Ironique, narquois, Cupidon manipule la massue énorme d’Hercule le maladroit.

En 1843, Le soir de Gleyre s’intitule aussi Les illusions perdues. Le public et les critiques pensent alors à certains romans de Balzac, aux difficultés de Lucien de Rubempré. En 1843, Arsène Houssaye l’admire avec passion : « Dans sa simplicité antique, l’artiste n’a pas voulu d’autre titre à son tableau. Il a laissé au spectateur intelligent la liberté de deviner que le vrai titre était le soir de la vie, les espérances qui s’en vont, les illusions perdues. » Houssaye évoque à la fois des poèmes d’Anacréon, de Virgile… Dans le carnet du voyage en Orient, Gleyre décrit une vision qui l’a fasciné : « C’était le 21 mars 1835, par un beau crépuscule. Le ciel était si pur, l’eau si calme. […] Je crus voir une barque de la forme la plus heureuse et dans laquelle était un groupe d’anges vêtus avec tant d’élégance. […] Ils chantaient une musique divine. […] Je ne l’oublierai de ma vie ; la triple harmonie des formes, des couleurs et des sons était complète ». Cette allégorie poétique a été acquise par l’État et récompensée d’une médaille d’or. L’image s’est imposée dans l’imaginaire de plusieurs générations de Français. Mais, dans une férocité, Baudelaire n’a guère aimé Gleyre : « Il avait volé le cœur du public sentimental avec le tableau du Soir. »

Quand Gleyre peint Le major Davel (1850) et Les Romains passant sous le joug (1858), le canton de Vaud commande successivement deux grandes compositions historiques à la gloire de l’indépendance de son pays. Ce sont immédiatement des icônes nationales suisses… Jusqu’au XXIe siècle, le musée de Lausanne possède (par des achats et des dons) quatre cent quatre-vingts œuvres de Charles Gleyre.

Très tôt, en 1831, Gleyre peint Les brigands romains, qui appartient maintenant au Louvre. Ce tableau, il ne voulait pas l’exposer, ni ne le pouvait : une œuvre interdite, inconvenante ; il la tenait pour un « péché de jeunesse ». Selon Michel Thévoz (dans le catalogue), Gleyre peignait « une scène primitive », un viol suggéré, une vision troublante. Des « brigands romains » s’emparent d’un couple anglais ; le mari est ligoté ; il voit, impuissant, son épouse à demi dénudée ; les brigands s’interrogent sur qui violera le premier la captive effarée et séduisante. Et Michel Thévoz remarque : « Gleyre a-t-il composé cette scène de violence sexuelle sous l’effet de l’indignation vertueuse ou d’une imagination libertine ? »

D’étranges paysages préhistoriques de Gleyre fascinent. Dans Le déluge (1856), deux anges lumineux planent au-dessus du monde quand une colombe vole. Dans Les éléphants (1856), un ptérosaure déploie ses ailes dans le ciel… Et Charles Gleyre représente Le Paradis terrestre (1869-1874) ; Adam et Ève sont enfin nus, unis, heureux.

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