Une autre fin du monde est possible

Huitième roman de Vincent Borel, Fraternels apparaît comme une suite d’aventures outrées à travers un univers futuriste rappelant étrangement le nôtre. Un immense désarroi peut se lire dans cette fresque débridée, obnubilée par ses fantasmes de tabula rasa.


Vincent Borel, Fraternels. Sabine Wespieser, 554 p., 26 €


« On a beau chercher, on ne trouvera pas de plus beau sujet pour un cinéaste que la mise en scène de ce qui n’existe pas. Bref : l’utopie. » Serge Daney écrivait ces lignes en 1984, et on voudrait les appliquer au très hollywoodien Fraternels, rêve éveillé de la naissance d’un univers meilleur, sinon parfait. Douloureux, l’accouchement fera disparaître en diverses apocalypses un autre monde, le nôtre, anticipé et aggravé. Tout commence par une provocation : le jeune De la Fistinière, parent d’Alexis Dataz (data rencontrant Gattaz ?), P-DG de la firme tentaculaire Opié, se filme en train d’uriner sur la flamme de la Résistance, au mont Valérien. Pour étouffer le scandale, une machination s’amorce, prétexte, car le vrai sujet de Vincent Borel est l’emprise de cette entreprise (un peu Total, beaucoup d’Apple) sur la vie humaine. Au même moment, de soudaines modifications géologiques en pleine Sibérie engloutissent un peuple nomade. Et pendant ce temps-là, à Marseille, de sympathiques jeunes gens fondent un nouvel islam à base de participation à la Gay Pride ! Aliénation numérique, post-humanisme, désastre écologique et affrontements interconfessionnels alternent ainsi en plusieurs canaux qui finiront par se rencontrer.

Paradoxalement, ce texte qui se veut si attentif aux futurs fleure une certaine culture pop des années 1990, survivalisme d’un côté et rave orientaliste de l’autre. Tout ici rappelle Technikart et Fight Club, la scène de destruction des tours de la Défense faisant référence à la dernière scène de ce film. Les nostalgiques y trouveront leur compte. Les amateurs de séries B aussi. En effet, le charme picaresque du début bascule vite dans une épopée hautement farfelue. Rescapée de la catastrophe sibérienne, une jeune chamane se met à domestiquer des huskies sous Tchernobyl. Elle a des pouvoirs magiques. Dans ce bunker, Kadyrov, le Tchétchène, prend des bains d’eau lourde. Son corps est argenté. On ne saisit pas bien pourquoi. Dehors, des Gitans ramassent de la ferraille (?). L’État islamique sévit toujours, combattu (à coup d’aphrodisiaques) par les musulmans gays… La solution leur est venue en sirotant des Manhattan dans leur abri climatisé en Afghanistan. C’est la suite de L’attaque de la moussaka géante écrite en pachtoune ? Que l’on se rassure, le Messie (qui, soit dit en passant, est né de la chamane) apparaîtra à Jérusalem, sur fond d’orgie œcuménique ! Après l’explosion de la centrale Opié, des zadistes entreprennent de planter des courgettes en Provence. Là, c’est Steven Spielberg et Pierre Rahbi qui tournent un tutorial sur l’agriculture biologique…

Ce caractère délirant peut séduire et fait même, parfois, sourire. Hélas, la naïveté et le fétichisme de la catastrophe de Fraternels ruinent son projet initial d’être un lieu d’exploration des possibles. Partant du constat que « ça ne peut plus durer », le livre s’interdit toute pensée de la transformation politique dès lors qu’il privilégie le messianisme. C’est un conte, dira-t-on. Certes, et symptomatique : tout s’achève sur une apocalypse, à comprendre littéralement comme révélation, présentée comme seul dénouement possible au marasme actuel. Pourquoi pas ? Mais cette résolution magique des conflits ne parvient pas à cheviller le récit. L’exubérante ambition de Vincent Borel de vouloir résoudre frontalement toutes les crises contemporaines le condamne à ce qui finit par apparaître comme des facilités narratives. On lui préférera le moins grandiloquent Mathias et la Révolution, de Leslie Kaplan, focalisé sur l’instant de bascule. Cette trame fut, comme le scénario de Nuit Debout, écrite plusieurs mois à l’avance. Si ce roman se révéla si annonciateur, c’est bien parce qu’il avait abandonné, lui, toute idée de rupture au profit d’un dévoilement, pas à pas, de tout ce qui change sans répit.

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