Luis Seabra : F/S

Après F, son premier roman paru en 2014, Luis Seabra reprend dans S les déambulations labyrinthiques de personnages enfermés dans un monde de songes et de textes.


Luis Seabra, S, Payot, 121 p., 16 €


Luis Seabra © Bruno Klein

Luis Seabra © Bruno Klein

En 2014, Luis Seabra publiait F, un premier roman étonnant qui nous faisait entrer dans les recoins d’une société totalitaire fondée sur la « lecture contrainte ». La menace portée par un agent nommé F redoublait l’inquiétude engendrée par l’arrestation d’un avocat nommé Linz et par la mise en accusation de Boehm, le directeur de la prison. Chacun était soupçonné, sans que l’on sache de quoi précisément ; par ailleurs il était difficile pour le lecteur de savoir qui écrivait ou n’écrivait pas les différents récits.

S, suite et miroir de F, met en scène des figures qu’on avait déjà croisées. Cette fois-ci, elles sont liées par la disparition d’un des « livres interdits » conservés par le pouvoir. Tour à tour soupçonnés d’avoir fait sortir le livre, Zuhl, l’intendant général du ministère des Lectures et des Publications, et Aloïs, le directeur de la Bibliothèque générale, croisent le chemin du mystérieux agent S, alors que le régime fête son Jubilé et instaure pour l’occasion des « lectures enjointes », jugées plus festives. Zuhl rapporte les principes du régime édictés par le professeur Grau, évincé par le professeur Hermann auprès du président du Conseil : les prisons, disent les têtes pensantes du régime, ne sont que des récits et les récits ne sont que des prisons : « Nous devons, dit Grau, soumettre les citoyens à l’empire impérissable de l’encre et du papier, tout en les protégeant des dangers de leurs usages illégitimes ».

Ce qui arrive à S est d’ores et déjà écrit dans un livre que personne n’a lu – et qui est sans doute celui qui a disparu des rayons officiels… Mais aucune résistance, aucune contestation, aucun souffle d’air ne semble pouvoir advenir ici, si ce n’est à travers le songe – au risque de constater que c’est là l’étoffe du régime lui-même. Zuhl, pourtant cadre ambitieux du régime, commente le monde où il vit avec une sorte de mélancolie : « Bien que notre monde fût sans dehors, nos fictions ne se suffisaient pas à elles-mêmes. Nous enviions le pouvoir du songe de vivre de son propre fonds, comme de la sève d’un arbre nourricier. Nos arbres à nous, secs et minéraux, croissaient dans le terreau morbide de la peur et du renoncement. Et leurs fruits étaient aux vrais fruits ce que la tumeur d’un corps malade est aux ultimes efflorescences de la vie : une copie sans âme, un rebut, un cri de la matière qui ne sait plus où aller. »

Seabra couv SQuand bien même le lecteur ne suivrait pas le déroulement ou ne saisirait pas la portée interne des faits qui se succèdent et des échos qu’ils ont avec le passé, S captive tant Luis Seabra maîtrise la construction de son thriller poétique, et tant l’écriture qu’il emploie, plus dégrossie encore que dans F, génère une inquiétude diffuse et parfois sans objet. Le principe de ce cycle romanesque étant de remettre systématiquement en doute la possibilité d’une identité des personnages (marqués par le motif du double) et des lieux (marqués par celui du dédale ou du labyrinthe), la réalité est à leurs propres yeux d’abord celle du songe comme celle du livre. Zuhl, S et Aloïs gagnent en humanité, quand ils se font les commentateurs de leur expérience au sein d’un monde qui n’est plus une société totalitaire, mais notre monde commun.

Il y a pourtant quelque chose d’implacable et d’inéluctable dans certains passages du roman qui voue ses protagonistes à la captivité, à la hantise, au désespoir. Les épisodes de fuite ne font ainsi que renforcer le sentiment de complot, de traîtrise et de dissimulation. Avec plus de réussite encore que dans F, Luis Seabra construit un monde romanesque où il est excitant de se perdre tantôt avec l’agréable sensation du rêve, tantôt avec l’effroi du cauchemar. Après les réussites de F et S, quelle sera la prochaine lettre ?

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