Heidegger tel qu’en lui-même

Le livre de François Rastier, Naufrage d’un prophète, d’une extrême densité, touche d’emblée la substance de la « pensée Heidegger » et fait apparaître sa nature à la fois sommaire et criminelle.


François Rastier, Naufrage d’un prophète : Heidegger aujourd’hui. Puf, 270 p., 18 €


Rastier Goldschmidt Heidegger

Heidegger était, comme tout un chacun ne l’est pas forcément, obsédé à la fois de complot juif, de prophétisme germanique et d’ésotérisme infantile. Dès l’origine, comme pour la magie, tout est donné une fois pour toutes. Or, bien loin de déceler le nœud inaccessible de la philosophie, Heidegger, malgré les apparences, ne « pense » guère, mais marmonne sans cesse la même chose sous diverses cachotteries réservées aux « initiés ». « En somme, Heidegger n’a pas écrit pour être compris, mais pour que le lecteur soit “pénétré” : en d’autres termes pour intimider et soumettre », comme l’écrit Rastier.

Le Seyn1 est allemand par essence, tout comme la vérité, c’est le Vaterland et mieux encore la région située entre Todtnauberg, Muggenbrunn et Wieden, la « vraie ». Forêt-Noire, où l’étranger se fait rare, haut lieu de culte de la « Philosophie Française ». Les thuriféraires et adorateurs viennent s’y repaître des oracles issus de la Hütte du Maître. C’est l’Allemagne préservée, dans la mesure où elle est le siège de l’Être particulièrement menacé par la juiverie mondiale (Weltjudentum), vieille lune qui depuis Luther encombre surtout la mémoire allemande, comme on sait.

Cet ennemi qui menace l’authenticité, tout lecteur allemand l’aura reconnu dès 1927 à la lecture du §27 de Sein und Zeit (Être et Temps). L’Ennemi, l’inauthentique qui dissimule l’Être, c’est le Juif, l’inverse radical, absolu, de la Germanité. Les juifs, nous dit Heidegger, c’est comme le phylloxéra (voir le chapitre III du livre de Rastier), ou comme les insectes, comparaison classique de la biologie allemande2. Dès lors, l’enjeu de la « pensée » est clair, elle est par essence tout ce que le Juif n’est pas, elle n’est donc par conséquent ni occidentale ni – surtout pas – française. Il n’en fallut pas plus pour précipiter la philosophaille pariso-pétainiste dans une adoration de nature quasi érotique, sinon carrément sexuelle, ravie qu’elle était de pouvoir enfin poser la question essentielle, chère au cœur du Maître, comme le dit Rastier : « Comment conférer un statut philosophique au meurtre de masse ».

Le monde occidental s’exprime par la métaphysique, il est, de plus, dégradé par l’interprétation et la réflexion discursive. Tout est en proie à la Machenschaft, la manipulation et les affaires, dont la « philosophie » n’est qu’une manifestation, en somme, commercialisée donc enjuivée et soumise au Wechsel, au change et à l’usure (Wucher). Et on sait qui sont les usuriers. L’identité, qui ne s’exprime dans sa vérité qu’en tant qu’Eigentlichkeit (ce qui est propre), n’est possible, et tel est bien le contenu des Cahiers noirs, qu’en s’affranchissant de l’ennemi pour en revenir à « l’autre commencement », celui véritablement inaugural de la Révélation de l’Estre. « Pour Heidegger, écrit François Rastier, la restitution de l’identité passait d’abord par l‘avènement du Führer qui nous libérerait de la dépossession et permettrait la grande Restitution. »

Les Cahiers noirs furent d’abord un choc dans le landerneau philosophique, l’effroi se répandit : « Vous vous rendez compte ! » Mais cela ne dura guère, on reprit vite ses esprits. Pourtant, nous fûmes quelques-uns, dont jadis Robert Minder et naguère Emmanuel Faye, à crier au loup, trop tôt il est vrai, si bien que la pensaille parisienne eut tout le temps de ménager la « surprise » : le nazisme militant du personnage de Todtnauberg n’a rien à voir avec sa pensée. On savait cela depuis toujours, voyons ! Le fils du sacristain de Messkirch découvrit d’ailleurs les sources juives de sa pensée pendant ses études de théologie catholique. Ces sources hébraïques sont désormais bien établies, il en a décoré ses écrits3, mais elles ne sont que détournement. Ce serait « brouiller les pistes » que de prétendre qu’il est « un fils prodigue qui doit beaucoup à ses pères juifs ». Il s’agit bel et bien chez Heidegger de volonté explicite d’extermination. Il fut, ce n’est pas par hasard, un grand ami d’Eugen Fischer, l’un des principaux organisateurs de l’euthanasie des enfants malades ou « débiles » en Allemagne.

Tout cela restait bien confortable : Heidegger aimait Hitler, il n’était pas le seul. Les Cahiers noirs, quelques instants durant, auraient pu inquiéter ses petits amis (Trawny, Fédier, Nancy, France-Lanord et autres Badiou), mais ils les rassurent au contraire et confirment leurs certitudes, acquises depuis longtemps déjà. Ils s’étaient déjà arrangés, en toute ignorance de la langue allemande ou en toute complicité, pour innocenter les textes les plus allègrement nazis4.

Maintenant, les choses sont au moins claires ; c’est comme pour Donald Trump, plus les affirmations sont exorbitantes, plus elles ont de chances d’être reçues pour vraies : en feuilletant les Cahiers noirs (et d’ailleurs une bonne partie de l’œuvre de Heidegger, comme « Sérénité » ou des textes sur la technique, sur le retournement), on ne peut qu’être étonné du côté sommaire, de la pauvreté d’idées et de la banalité des propos, sans parler de la langue raide et immobile de l’ensemble des écrits du « Penseur », langue qui par sa rugosité n’émerveillait qu’un autre nazi, coqueluche de Paris, Ernst Jünger…

Mais la cause est entendue, ce sont les victimes qui sont coupables, non les bourreaux. L‘extermination, ce n’est pas bien grave puisqu’on n’a tué personne, d’ailleurs les juifs ne meurent pas, on les efface, ils disparaissent (verenden), finissent, mais ne font pas partie de l’existence. Ils s’auto-exterminent. De toute façon – et Trawny nous le dit à nouveau –, il y eut tout au plus erreur (et cette erreur-là fait partie de la vérité telle que la revendique Heidegger et pas seulement dans les Cahiers noirs !). « À qui pense grandement il faut errer grandement. » Dans son livre, où l’on retrouve cernés, inventoriés et démontés les éléments essentiels du nazisme de Heidegger et les méthodes dilatoires de ses obligés, François Rastier écrit : « À la différence du crime, l’erreur n’entraîne bien entendu aucune responsabilité, si bien que le meurtrier n’est pas coupable et les questions des victimes hors du champ du Seyn. »

Mais qu’on ne croie pas que l’antisémitisme de Heidegger ne vise que les juifs en tant qu’ils sont humains. Tout le projet de Heidegger n’est que l’édification du Troisième Reich millénaire dont seraient exclus les Occidentaux en général et les Français en particulier.


  1. Heidegger utilise cette ancienne graphie pour désigner l’être comme tel, distingué de l’être de l’étant (Sein).
  2. Benno Müller-Hill, Science nazie, science de mort : L’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945, Odile Jacob, 1989
  3. Marlène Zarader, La Dette impensée : Heidegger et l’héritage hébraïque, Vrin, 2014.
  4. En l’occurrence, les textes d’abord publiés par Guido Schneeberger (Nachlese zu Heidegger, Berne, 1962) et qui ne seront édités en France qu’en 1982.
Voir en suivant ce lien l’article de Marc Lebiez consacré à deux autres ouvrages sur Martin Heidegger
Retrouvez notre dossier sur Martin Heidegger en suivant ce lien.

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