L’historiographie des prisons est marquée depuis Surveiller et punir (1975) de Michel Foucault par un intérêt très fort pour les réformes en matière pénitentiaire, par de nombreux travaux sur la création de la prison pénale avec la mise en place d’établissement dans chaque département ou sur les questions de la prison cellulaire et de la relégation dans les premières décennies de la IIIe République. Tandis que les éditions de la Sorbonne publient le récit détaillé du bagne de Calédonie par le communard Alphonse Humbert, Elsa Génard s’est intéressée, dans Sous les verrous, à une période où la prison sort de l’actualité, passe au second plan, la première moitié du XXe siècle. Double occasion de changer d’angle et d’envisager une histoire sociale de la prison.
L’historienne Elsa Génard avait coordonné avec Mathilde Rossigneux en 2023 un ouvrage collectif, Routines punitives (CNRS Éditions), proposant une approche transversale des sanctions dans ce que Foucault avait nommé les institutions disciplinaires : caserne, prison, usine, maison de retraite, école, hôpital psychiatrique, ou encore couvent. Ce volume marquait une rupture déjà sensible dans l’ouvrage de Mathilde Rossigneux Vieillesses irrégulières. Il s’agissait de reprendre la lecture foucaldienne en la prenant au sérieux et en proposant une critique non pas théorique, comme dans L’impossible prison (Seuil, 1980), mais partant d’analyses de terrain : des règlements, des carnets de punitions, des fichiers… L’ouvrage d’Anatole Le Bras Aliénés (2024) s’inscrit aussi dans cette nouvelle histoire du disciplinaire. Sans doute Sous les verrous est-il plus radical encore dans cette perspective renouvelée.
Elsa Génard n’examine pas les évolutions de la prison sur plus de trente ans à partir des textes extérieurs et des débats législatifs, mais dans le quotidien carcéral. Le regard de l’historienne s’est focalisé sur la vie au sein des établissements. L’étude porte ainsi sur quatre prisons, Fontevrault, Fresnes, Laon et Rennes, qui sont situées dans des espaces géographiques très différents et dont l’histoire antérieure est elle aussi très diverse – de manière très forte entre l’abbaye de Fontevrault, transformée en lieu de détention, et Fresnes, « prison modèle » inaugurée en 1898. « Ni micro-historique, ni monographie, ni marco-historique, le choix d’étudier quatre prisons ne cède pas au fantasme de la totalisation, chimère de l’histoire labroussienne selon laquelle chaque étude locale constituerait une pièce du grand puzzle des prisons en France. Il s’agit plutôt d’étudier les prisons comme des cas. […] l’attention au cas ne résulte pas de l’observation de la « juxtaposition improbable des faits observés » ou de la découverte d’un hapax. Les prisons sont ainsi envisagées comme des configurations matérielles, spatiales, humaines, sociales et morales variables dans le temps. »

L’historienne met ainsi en œuvre un jeu d’échelles et surtout emboîte, fait frotter discours, normes, règles et pratiques in situ. L’autre axe méthodologique est la comparaison, mais qui demeure un outil, dont on évite l’usage stérile, celui d’une comparaison terme à terme. Un outil dont on se sert le plus souvent « avec les moyens du bord ». Faire de l’histoire sociale des prisons passe par un « bricolage » méthodologique assumé.
L’enquêtrice s’est plongée dans les riches archives de ces établissements, allant au plus près des interactions carcérales. On savait que la prison était une véritable machine graphomaniaque, de nombreuses recherches, notamment à partir des archives de la médecine pénitentiaire ou des architectes, depuis trente ans, en ont fait la preuve. Elsa Génard recourt aussi à des ressources déjà bien connues, telles que les correspondances, celle de l’administration (pour « faire l’histoire des relations de pouvoir dans le dos des détenus ») mais surtout celle des personnes incarcérées, rappelant les réglementations qui l’entourent.
La grande qualité de l’ouvrage est de faire parler des sources qui furent très peu sollicitées jusqu’alors : « Pour s’approcher des individus écroués, il faut troquer la lecture fixiste des cases, qui épouse la logique des agents, pour une lecture dynamique des lignes du registre. » Dans l’œil de l’historienne, reprenant la perspective ouverte par l’historien de la culture matérielle à l’âge moderne Daniel Roche, soudain la brève description des vêtements des détenu.e.s, ceux par exemple laissés à l’écrou, révèlent des identités, des vies… Celles-ci sont, pour la période étudiée, traversées par la Première Guerre mondiale ; l’incarcération peut apparaître comme une manière d’échapper à « l’impôt du sang ». Le profil des personnes incarcérées change : cohabitent militaires et civils. Ici sont comparées avec finesse les conditions de détention des uns et des autres, notamment en matière de régime disciplinaire.
Si la guerre vient rompre en partie la routine, ce que montre Elsa Génard, c’est que la prison entretient avec le temps présent un rapport singulier : elle est à la fois en prise sur le contemporain, avec ses évolutions, celle de ses émotions, mais aussi, et sans que ce soit contradictoire, absolument conservatrice. Elle est insensible aux agitations, elle semble être d’une fixité absolue. Le regard de l’historienne considère ainsi dans son approche sociale la question des revenus des incarcérés, et par conséquent celle du travail et des inégalités des pécules. Les inégalités du dehors se font sentir dans la prison, mais, comme si la condition prisonnière ne pouvait croiser la condition ouvrière, cet ordre n’est que rarement contesté.

L’une des conclusions d’Elsa Génard est que l’historicisation qu’elle mène des rapports de pouvoir permet de mesurer la force d’inertie de la prison, mais aussi de constater la porosité de cette institution que l’on a trop souvent considérée comme fermée sur elle-même. Car, dans son analyse du banal, de l’ordinaire, il est des événements qui forment une histoire. Par son étude, l’historienne réintègre ainsi les détenu.e.s de ces années sans importance du point de vue carcéral dans une histoire de la société française. Elle les rend visibles.
L’édition de Mon Bagne, récit d’Alphonse Humbert (1844-1922), républicain communard, signataire de l’Affiche rouge, condamné aux travaux forcés à perpétuité, apporte, grâce à l’édition très documentée qu’en ont faite Louis Lagarde et Michel Soulard, une autre pierre à ce renouveau des études sur l’enfermement. Ce texte, qui n’avait paru qu’en feuilleton dans la quotidien Le Mot d’ordre entre 1880 et 1881, est enfin réuni et Illustré des dessins notamment du dessinateur-géographe Émile Giffault (1850-1906), sous-chef du bureau des Archives à la préfecture de police durant la Commune, lui aussi envoyé au bagne de Calédonie après la Semaine sanglante. L’intérêt de ce long texte est de peindre dans les moindres détails l’existence de ces bagnards qui furent graciés en 1878. Sans oublier sa dimension documentaire et littéraire – la plume de Humbert est des plus « enlevées » – et l’important appareil critique qui éclaire le texte. Les deux éditeurs, dont Louis Lagarde, auteur d’une récente thèse sur les bibelots du bagne (notamment les coquillages gravés), s’attachent en particulier à la culture matérielle des forçats, sans négliger là encore de leur redonner un visage et un nom. Reste ce moment noir de l’histoire de France, les violences subies, les punitions et l’impossible évasion, mais aussi les sociabilités qui s’inventent au sein du camp, les rires et les discussions politiques comme résistances à « l’enfer du bagne ».
On l’aura compris, de manière très différente, ces deux ouvrages redonnent place aux principaux intéressés de l’histoire de l’enfermement, les détenu.e.s et les forçats. Derrière les chiffres, les tableaux, il y a celles et ceux que Michelle Perrot a nommés les « ombres de l’histoire ».
