Familles de pouvoir, pouvoir de la famille

Dans Le monde. Une histoire familiale de l’humanité, Simon Sebag Montefiore a entrepris une tâche a priori impossible : écrire l’histoire du monde à travers les familles régnantes. Il ne s’agit donc pas seulement d’évoquer « les grands hommes » mais de faire revivre leurs familles : « C‘est la biographie d’une foule d’êtres et non d’un seul ».

Simon Sebag Montefiore | Le monde. Une histoire familiale de l’humanité, tome 1. Trad. de l’anglais par Simon Duran. Passés composés, 794 p., 31 €

En effet, l’historien souhaite se situer entre une histoire factuelle, souvent désincarnée, et des biographies trop intimes. Il ne néglige ni l’Afrique ni l’Extrême-Orient : « En réalité, l’Afro-Asie formait un monde unique, dont les diverses régions étaient reliées par des routes ténues mais anciennes, que des caravanes ou des navires empruntaient à travers le désert ou les mers pour gagner le Maghreb, l’Espagne, l’Égypte, l’océan Indien ». Il accorde aux femmes une attention particulière car, au sein de la famille, elles exercent toujours un pouvoir indéniable, plus d’une devenant maîtresse du jeu politique.

Les familles sont à l’origine de l’humanité : le volume s’ouvre avec l’évocation des cinq paires de pas, de tailles différentes, datant de 850 000 ans, découvertes dans un petit village à l’est de l’Angleterre. Cependant, la composition des familles n’est pas simple. Ainsi, le couple Néfertiti et Akhenaton, représentés avec leurs trois enfants sur les genoux, constitue « la première apparition de la famille nucléaire sous forme de déclaration politico-religieuse ». Néanmoins, à la mort du pharaon, un autre lui succède : Néfernéferouaton-Néfertiti, qui est probablement… Néfertiti elle-même, sous sa nouvelle identité masculine !

L’ouvrage s’intitule en toute simplicité : Le monde. Des chapitres égrènent : « Les Han et les Césars ; Trajan et Yak Ehb Xook : Romains et Mayas ; Les maisons de Muhammad et de Charlemagne ; Les ghanas et les Fatimides ; les Tamerlaniens, les Ming, et les obasdu Benin ; Les Khmers, les Hohenstaufen et les Polo ; Les Incas, les Pizarro, les Habsbourg et les Médicis », sans oublier « Luther et Léo », le lion du pape.  Dans cette perspective d’histoire totale, ces rapprochements permettent de faire coïncider événements, guerres, catastrophes, et évolutions sur plusieurs points de la planète avec, quelquefois, des rencontres, des influences, des rapprochements éclairants, impensés ou peu connus. Ainsi, alors que l’Espagne affrète « l’invincible Armada », le régent japonais Hideyoshi, qui prévoyait de conquérir la Corée, la Chine et même l’Inde, rassemble une immense flotte (1 000 vaisseaux ?). Avec le même résultat…

Pris dans le vertige de ce pavé de près de 800 pages, on pourrait se décourager. Pourtant, l’évident plaisir de raconter de Montefiore conduit le lecteur à le suivre dans les entrelacs d’une multitude de petits récits historiques qui pimentent – c’est le moins qu’on puisse dire – la trame générale. Quelques sous-titres en donnent une idée : « Parenté harmonieuse, mariage sanglant : une princesse parmi les nomades », « Le roi qu’on ne pouvait empoisonner, le dictateur monorchide et l’adolescent boucher » ; « Avec qui je couche : Cléopâtre, César et Marc Antoine » ; « Guerre des étoiles,  pénis percés, esclaves sexuels et bains chauds » ; « Le shah, l’empereur empaillé et les testicules salés » ; « Le pet de Roger, la magie de Zaynab et l’épée du Cid » ; « L’empereur mendiant : mille coups de lames pour mourir et une extermination jusqu’au neuvième degré »…

Les grands évènements historiques sont entrevus au cœur de familles, ce qui ne simplifie pas les choses. Certes, les dynasties sont « des constructions qui usent du lignage et de la confiance comme d’un ciment pour préserver leur pouvoir, protéger leurs richesses et mutualiser les périls encourus ». Cependant, jalousies, adultères, incestes, complots, empoisonnements, assassinats, trahisons sont la norme. Ainsi, les frères s’entendent rarement : Radu le Beau, l’amant chéri du sultan Mehmed qui prit Constantinople, avait pour frère… Vlad « l’Empaleur », ennemi juré des Ottomans, dont la cruauté inspira le personnage du vampire Dracula. Il tua, en effet, les envoyés du sultan en plantant des clous dans leur turban, et il dressait une forêt de pals destinés à ses ennemis.

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Les femmes, bien que rarement sur le devant de la scène, sont impliquées dans les intrigues politiques : « Les dynasties ont toujours opposé les mères aux mères et les femmes aux femmes ». Constantin, empereur très chrétien, fit assassiner son co-empereur et son fils, son beau-père et son beau-frère ainsi que son propre fils aîné, Crispus, accusé de conspiration et d’inceste par l’impératrice Fausta. Celle-ci, accusée à son tour par sa belle-mère – qui deviendra sainte Hélène – d’avoir piégé Crispus, fut ébouillantée. « Archéologue chanceuse », sainte Hélène découvrit rapidement, à Jérusalem, l’emplacement de la crucifixion, le tombeau du Christ et des morceaux de la Vraie Croix. 

De fait, nombre de femmes ont accédé au plus haut rang : Messalina, qui parvint presque à déposer son mari l’empereur Claude ; Zénobie, qui tint l’Égypte et une bonne partie du Moyen-Orient ; l’impératrice Wu, « la femme la plus extraordinaire de l’histoire chinoise », fort criminelle, mais qui contribua, entre autres, à instaurer des examens méritocratiques si importants en Chine ; Aïsha, la reine des pirates de Tétouan… Des couples se singularisèrent par leur entente : Roxelane, « l’Ukrainienne la plus puissante de l’histoire », épouse de Soliman ; Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon ; quant à Anastasia, la femme d’Ivan le terrible, elle lui évitait de sombrer dans la folie, ce qui se produisit à son décès. La palme de la hardiesse revient sans doute à Honoria, fille de Valentinien III, qui s’ennuyait et ne voulait pas épouser un vieux sénateur. Elle envoya donc une demande en mariage à… Attila ! Dans la durée, la famille qui se révèle la plus brillante est celle de Muhammad, à laquelle appartiennent notamment aujourd’hui le roi du Maroc et celui de Jordanie. Le grand navigateur chinois Zhen He était lui aussi un descendant du Prophète.

Les personnages pittoresques et abominables foisonnent. Le pouvoir est maudit et rend souvent fou. Antiochos IV, dans la foule, apparaissait déguisé en momie, avant de se libérer d’un coup des bandelettes afin de se faire acclamer. L’empereur Justin II se mit à croire qu’il était boutiquier et criait : « Qui veut m’acheter des casseroles ? » Quelquefois, les conséquences de certaines décisions sont inattendues : au IIIe siècle avant J.-C., l’extravagant Ptolémée Philadelphe – qui épousa sa sœur et fit enfermer dans un cercueil et jeter dans le Nil un poète qui le critiquait – eut l’idée de faire traduire la Torah en grec, « un geste qui allait plus tard avoir des conséquences considérables sur l’histoire du monde ». L’empereur Valérien fut empaillé par son ennemi le shah d’Iran. Un des pires criminels fut Tamerlan qui se plaisait à faire bâtir des tours animées composées de 2 000 prisonniers empilés et plâtrés. Il appréciait aussi les pyramides de têtes. Il aurait assassiné 17 millions de personnes… soit 5 % de la population mondiale !

Simon Sebag Montefiore, Le Monde. Une histoire familiale de l'humanité
Représentation de Tamerlan accordant une audience à l’occasion de son accession au pouvoir, dans le Zafarnameh (1424-1428), édition de 1467 © CC0/WikiCommons

La débauche sexuelle est permanente elle aussi : Caligula exigeait le droit de séduire les épouses de ses convives, après quoi, il les notait. Les filles de Charlemagne, dont l’empereur ne voulait pas se séparer, menaient une vie très dissolue au Palais, et « comme des chevaux sauvages, faisaient irruption dans votre chambre ». L’antipape Jean XXIII, ancien pirate napolitain, fut accusé d’avoir séduit 200 jeunes filles. Léon X, qui avait fait étrangler son amant, appréciait, lors de plantureux repas, de voir surgir de grandes tourtes des garçons nus. On comprend mieux Luther, malheureusement furieux antisémite. Ivan le terrible organisait des défilés de jeunes vierges.

L’ouvrage est scandé en douze « actes » – l’histoire est bien une tragédie – correspondant à la démographie planétaire qui permet de mesurer les différences d’échelle : en 70 000 avant J.-C., la terre comptait 150 000 humains ; en l’an 1000 avant J.-C., 50 millions ; au XVe siècle, 350 millions, et au XVIIe, 545 millions. Le nombre de morts dues aux guerres, aux massacres, aux nombreuses épidémies, stupéfie. L’infinie cruauté de l’histoire humaine n’est pas ici une formule convenue.

Sans se complaire dans l’horreur, l’historien n’hésite pas à évoquer les crimes récurrents des pouvoirs. Il s’en explique : « Le meilleur remède aux crimes du passé est de les éclairer de la lumière la plus vive. Dès lors que ces crimes ont échappé à tout châtiment, c’est cette illumination qui constitue au premier chef la véritable rédemption et la seule qui compte. […] J’essaie de raconter les vies d’autant d’innocents tués, asservis ou réprimés que possible. Tout le monde compte, ou alors personne ne compte ». C’est aussi pourquoi l’auteur met en avant l’esclavage qui se chiffre en millions, partout pratiqué, en particulier par l’Empire ottoman et les royaumes africains. Il constituait, pour chacun d’eux, les plus fortes sources de revenus. Au départ, les monarques noirs pensaient que les acheteurs européens étaient… cannibales ! Par définition, Montefiore rappelle que l’esclavage est contre les familles puisqu’il disperse leurs membres.

L’historien a conscience que « les familles décrites touchent à l’exceptionnel » mais qu’elles révèlent beaucoup de choses des époques et des contrées où elles vécurent. Il ajoute « qu’en partant du caractère central de la condition humaine », il a cherché à raconter une histoire mondiale qui puisse montrer l’impact des changements politiques, économiques et techniques, tout en donnant à voir comment les familles ont évolué au fil du temps. Par exemple, au temps de Charlemagne, la famille nucléaire « changea l’Europe », avec un mariage plus tardif, moins d’enfants, l’abandon du clan, l’héritage dévolu au fils aîné légitime et une existence plus conforme aux préceptes de l’Église.

L’ouvrage est aussi un remède puissant contre un déterminisme intégral. Dans cette micro histoire, un sentiment de chaos, de confusion, avec son lot d’absurdités et d’imprévus de tous ordres, contrarie, comme à plaisir, les intentions des puissants. « Les dirigeants couronnés de succès sont des visionnaires, des stratèges sublimes mais aussi des improvisateurs, des opportunistes, des créatures de la chance et du ratage. « Même le plus futé des jeunes futés avance comme un enfant dans le noir », admettait Bismarck ». L’Histoire est, selon Montefiore, « toujours gorgée de surprises vertigineuses, d’incidents étranges et de personnalités incroyables dont personne n’aurait jamais anticipé l’avènement ».

L’ouvrage, d’une érudition époustouflante, s’achève avec Velázquez, le Bernin et Artemisia. Nous attendons le tome 2 avec des dynasties politiques modernes que l’on aurait peut-être tort de croire éteintes.