L’homme de deux mythes

Petit-fils de la seconde épouse d’Auguste, Germanicus était destiné à devenir empereur. Il est mort à 34 ans, convaincu d’avoir été empoisonné. L’immense popularité qui semble avoir été la sienne s’est traduite, chez les auteurs anciens, par son idéalisation : s’il avait régné, il aurait été l’homme d’État parfait. Nous voyons perdurer ce mythe, qui auréole les figures de ces personnages politiques dont la première vertu est de n’avoir pas exercé le pouvoir.


Yann Rivière, Germanicus. Éditions Perrin, 572 p., 29 €


Quoiqu’il ait hérité son surnom de son père, Germanicus le mérita pour avoir vaincu le Germain Arminius, qui avait écrasé trois légions romaines sept ans auparavant. L’émotion provoquée par la victoire de 16 est proportionnelle à celle qu’avait causée le désastre de 9. Grâce à quoi, ce petit neveu d’Auguste et fils adoptif de Tibère « eût pu souvent, écrit Dion Cassius, et avec l’approbation générale, s’emparer du pouvoir absolu ; il n’y consentit pas ». De toutes les vertus qui lui sont attribuées, cette parfaite loyauté n’est pas la moindre composante du mythe politique du prince idéal. C’est pourtant une des plus douteuses car on pourrait considérer que la première vertu d’un politique est au contraire d’accepter la charge du pouvoir.

Non moins ambigu est l’autre mythe auquel son nom est lié, celui d’Arminius. C’est en effet à la suite de la redécouverte des écrits de Tacite, à la Renaissance, que les Allemands ont appris l’existence de cet Arminius qui, du temps d’Auguste, avait infligé à Rome une de ses plus graves humiliations. Préférant oublier qu’il avait été victime des siens, ils en ont fait, sous le nom d’Hermann, un héros national fondateur de la conscience allemande. C’est ainsi qu’en 1809, Kleist avait opposé à l’empereur Napoléon une pièce intitulée La bataille d’Arminius – qui ne sera pas jouée avant 1863.

Le problème posé par le mythe Germanicus présente deux aspects qui finissent par être liés. On peut d’abord se demander dans quelle mesure on est ici confronté à une création littéraire. Ensuite, on peut en évaluer la portée politique : est-il sain de rêver ainsi du politique idéal dont la première qualité est de n’avoir pas exercé le pouvoir ?

Avant même le problème Germanicus, il y a un problème Tacite, et plus généralement de la lecture que nous faisons des historiens anciens. L’identité des mots incite à penser qu’ils considéreraient leur travail de la même manière que nous, tandis que la distance intellectuelle porte à croire qu’ils feraient tout autre chose.

Il paraît désormais naïf de lire Tacite ou Thucydide comme si leur conception de la rationalité de l’historien répondait à ce que nous tenons pour l’objectivité scientifique. Ils n’hésitent pas à composer eux-mêmes les discours qu’ils mettent dans la bouche de tel ou tel, et cela n’est pas conforme à ce que nous appelons vérité historique. En outre, nous sommes devenus sensibles à la coupure qui sépare le passé du présent et de l’avenir : quelque intérêt que nous accordions au passé, nous ne pouvons nous défaire de l’idée qu’il ne reviendra plus. Les Anciens ne voyaient pas les choses ainsi car ce qui leur importait était la permanence des choses humaines, par delà les variations inessentielles des personnes et des faits. C’est dans cet esprit que Thucydide dit espérer que son livre sera « un acquis pour toujours » parce qu’il aura été « jugé utile par ceux qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve dans l’avenir ». En tirant de cette manière les leçons du passé, on insiste davantage sur ce que l’on tient pour significatif que sur ce que l’on sait avoir eu de lourdes conséquences. On s’attache en particulier à brosser des portraits caractéristiques de quelques types politiques. Ainsi des multiples Fabius chez Tite-Live : ils représentent l’homme politique modéré et prudent, l’idéal du Romain.

Yann Rivière, Germanicus, Perrin

Germanicus

Nul ne disconvient que les conventions d’écriture des Anciens diffèrent des nôtres. Ce n’est pas pour autant que leurs écrits seraient dénués de toute objectivité. Sans doute ne faisaient-ils pas la distinction, pour nous évidente du moins en principe, entre une étude historique et une analyse politique ou une réflexion morale. Leur propos se situait dans un entre-deux, d’où notre difficulté à bien en mesurer la portée. Néanmoins, leurs écrits présentent une objectivité suffisante pour que nous puissions les lire comme de vrais livres d’histoire. Même à César, dont nous savons pourtant sans le moindre doute que ses livres ont une fonction d’(auto)propagande, nous reconnaissons des qualités de véritable historien.

Si différents que nous voyions Tacite et Suétone, ils ont en commun de servir des empereurs du IIe siècle et de dénigrer ceux du siècle précédent, cette dynastie julio-claudienne qui aurait cumulé tellement de tares et de monstruosités que, par contraste, la dynastie régnante ne pourrait qu’apparaître sous un jour positif. Tacite l’écrit lui-même à la première page de sa préface aux Histoires : le contraste est saisissant pour ses lecteurs et lui, qui ont le « rare bonheur » de vivre dans des temps « où l’on a le droit de ressentir ce qu’on veut et de dire ce qu’on ressent ».

Cela reconnu, sans nier que Tibère aurait été un pervers, Caligula un fou, Claude un imbécile, Néron un histrion, on pourra tenter de réévaluer leur action, en chercher des aspects positifs que l’historien aurait minorés. Et l’on rencontre le problème Germanicus : dans cette galerie des horreurs, sa personnalité fait un tel contraste que l’on s’est demandé si Tacite n’avait pas voulu en faire le contre-modèle de ces successeurs d’Auguste dont aucun n’aurait brillé. Non que ce personnage aurait été inventé ni que ses qualités auraient été imaginaires, mais, d’être trop flatteur, un portrait en paraît unilatéral. On peut certes se dire que l’historien aurait ainsi fait écho à une popularité bien réelle – dont il aurait toutefois pu vouloir montrer le caractère illusoire. En tout état de cause, quelque qu’ait été la réalité de Germanicus, le génie de l’historien aura contribué à lui conférer la dimension mythique qu’il n’a pas perdue. Tacite relève qu’il est mort au même âge qu’Alexandre, dont nous savons que c’est aussi l’âge du décès de Jésus et celui de Julien l’Apostat, trois siècles et demi plus tard. Et sa comparaison ne se borne pas à celle de l’âge.

Seul de toute la domus augusta, Germanicus cumule toutes les qualités. Aussi beau qu’Alexandre, il est à la fois bon mari et père de famille prolifique, grand chef de guerre, admirable orateur et poète ; c’est aussi un esprit assez cultivé pour être capable de traduire le traité astronomique d’Aratos. Sa moralité est exemplaire : alors que tous le pressent de se saisir du pouvoir, il refuse de s’opposer à l’empereur en place, dont la légitimité dynastique n’était pas plus grande que n’aurait été la sienne propre. Enfin, il meurt jeune, peut-être empoisonné. De ce prince idéal, reste seulement à se demander ce qu’aurait été le règne. Cette question est devenue une des constantes de la réflexion politique : qu’aurait fait tel admirable personnage s’il avait exercé la fonction suprême, que justement il n’a pas exercée, pour des raisons qui ne tenaient pas forcément à la malignité des médiocres ? On peut aussi voir dans cette interrogation récurrente une des figures de l’antipolitisme.

Yann Rivière est historien et il ne rompt pas de lances contre ce mythe politique sur lequel il ne s’appesantit guère. Sa démarche est plus subtile que celle d’un polémiste. Il retrace aussi précisément que possible ce que l’on peut savoir des actes de Germanicus et, plus généralement, de sa position dans la famille julio-claudienne, ce, depuis l’organisation du principat par Auguste jusqu’à l’extinction de sa descendance directe avec la mort de Néron, son petit-fils. Après quoi, il évoque le mythe de Germanicus dans la conscience occidentale, qu’il relie à la redécouverte de Tacite au XVe siècle et sa « fortune considérable dans l’histoire culturelle de l’Europe », en particulier auprès d’Allemands fiers de lire sa Germanie et de se découvrir un ancêtre digne d’eux dans Arminius-Hermann.

Yann Rivière, Germanicus, Perrin

La retraite des troupes de Germanicus

En récrivant Tacite, complété par Suétone, Dion Cassius et Velleius Paterculus, Yann Rivière fait apparaître l’irréductibilité de chacun des personnages de cette histoire mouvementée à la figure que l’on a retenue d’eux. On voit ainsi à quelles considérables difficultés financières et militaires fut confronté un Auguste ordinairement perçu comme celui qui aurait apporté la paix à l’Empire. On voit aussi en lui l’autocrate qui impose le divorce à tel de ses familiers afin de lui prendre son épouse ou l’attribuer à tel autre. Ou encore celui qui accrut encore la misogynie des lois de société. À inverse, on s’aperçoit qu’avant d’être le vieillard pervers de Capri, Tibère aura aussi été un jeune homme, doué qui plus est d’un véritable génie militaire. Et surtout, s’agissant de Germanicus, que celui-ci ne tranche guère avec son entourage, hormis par sa popularité.

Mais la mort le frappa en plein vol, dans des conditions telles qu’il parut aller de soi qu’il avait été empoisonné. On jugea Pison et l’on sous-entendit que Tibère en personne aurait commandité cet assassinat de ce neveu trop brillant. Toujours est-il que la conduite de l’empereur aurait changé du tout au tout après la mort de Germanicus, débarrassé qu’il aurait ainsi été d’un rival potentiel, son fils adoptif, certes, mais sur l’ordre d’Auguste, et tellement plus populaire que lui-même.

Que devient alors le mythe de Germanicus ?

En 1869, l’archéologue Charles Ernest Beulé dépasse le procès des Césars successifs vers celui du césarisme. Il rappelle que « le sang de Germanicus a été plus funeste aux hommes que le sang des tyrans les plus exécrés » et nomme « le fils de Germanicus, Caligula, le frère de Germanicus, Claude, le petit-fils de Germanicus, Néron, c’est-à-dire un fou, un imbécile, un histrion, qui vont être coup sur coup les bourreaux des Romains et les instruments d’une ruine politique irréparable. Aucune démonstration n’est plus décisive contre les défenseurs du pouvoir personnel ». Il ajoute cependant que « sa douce figure restera une consolation pour les honnêtes gens de tous les temps ». Reste à savoir s’il est bon d’entretenir cet idéal de l’homme d’État qui aurait été parfait si seulement il n’avait pas refusé le pouvoir.

L’année suivante, l’empereur Napoléon III est abattu et les Allemands achèvent un gigantesque monument à la gloire d’Arminius, comme si la victoire de Sedan compensait la défaite de 16.

À la Une du n° 21