Les couleurs ont une histoire, dont le rose, que l’opinion associe trop volontiers à l’idée de doucereux et de féminin au sens le plus flasque. Mais elle se trompe, l’opinion ! Voyez les petits ouvrages des éditions VillaRrose : chacun est habillé d’une couverture et d’un rabat rose qui tranchent, chacun est unique en son genre, chacun témoigne autant du goût du beau que d’un attrait pour les curiosités de la nature (verte, si verte). Intriguée, nous avons cherché à en savoir plus sur cette entreprise éditoriale qui allie les sciences naturelles, le dessin et l’art contemporain.
Comme souvent quand il s’agit d’une maison peu commune, nous avons découvert à sa tête une personne, une femme nommée Karen de Loisy. Historienne de formation, photographe-vidéaste, elle a appris les métiers de l’édition à La Différence, choisissant d’emblée la poésie et les projets avec des artistes, avant de créer sa propre structure. C’était au tournant du XXe et du XXIe siècle, elle tâtonna, réfléchit, n’était sûre que d’une chose : elle proposerait des ouvrages au format poche, des objets inusités, personnels et financièrement abordables.
Elle vivait alors dans une maison aux murs roses, alors pourquoi pas, les éditions VillaRrose ? Elle connaissait aussi Rrose Sélavy, le personnage créé par Marcel Duchamp qui aurait dormi dans cette maison. VillaRrose serait alors un clin d’œil, le signe d’une inclination esthétique et de son indépendance, de sa volonté d’échapper à la tyrannie de l’actualité.
Au tournant du siècle, la nature et l’environnement n’avaient pas encore acquis le caractère d’urgence que nous leur connaissons aujourd’hui. Les animaux ne faisaient pas autant partie de l’air du temps. Bien sûr, ils fascinaient déjà, notamment les savants du XIXe siècle dont la prose et la clarté séduisaient notre éditrice. Qui décida de rééditer des textes scientifiques de ce temps-là, et peu à peu les habilla d’une préface, d’une postface ou d’illustrations contemporaines. Librement, sans aucun systématisme.
Le sens du beau chez les bêtes : ce fut le premier titre publié par les éditions VillaRrose. Son auteur, Jean-Charles Lévêque, professeur de philosophie antique au Collège de France, s’en prend délicatement à son contemporain, Charles Darwin, en des termes que je vous interdis de qualifier de datés : « Aux époques printanières, l’animal est tourmenté par le plus impérieux de tous les instincts. Sous l’influence d’un besoin dont la violence est sans égale, piqué par un aiguillon brûlant, il marche, il court, il s’agite ; il attaque, déchire, détruit, s’il le peut, le rival qui lui fait obstacle. » Action, simplicité classique de la langue, puissance du verbe. Imaginez en outre des illustrations au trait dont la précision pré-photographique ravit qui les voit.
Suivit ensuite Les araignées, écrit par un académicien du XIXe siècle, préfacé cette fois-ci par un historien de l’art, Bernard Marcadé, qui va tissant un fil qui part du génie de Buñuel pour arriver à celui de Louise Bourgeois en passant par toutes les frayeurs et les admirations que vous et moi éprouvons à la vue d’araignées. Des tarentules velues, des argyronètes aquatiques et autres créatures merveilleuses ponctuent notre opuscule sous forme de gravures.
La rosée : pourquoi est-elle devenue un topos poétique ? Ici, Jules Janin est accompagné de l’ethnologue Philippe Blon, qui se penche sur ce mystère. Les étoiles filantes ? Comment ont-elles donné naissance à tant de légendes ? Là, c’est l’astronome Joseph Kleiber qui se voit marié à la poète-photographe Suzanne Doppelt. Comment une pierre peut-elle rebondir sur l’eau ? Le ricochet est une énigme et un art, analysé par un géologue et illustré ici par Marc Couturier.
Vivants ou morts, savants ou artistes, les contributeurs de VillaRrose aiment les détails, les phénomènes si naturels qu’ils en deviennent surnaturels, les choses et les êtres à la fois étranges et familiers, qui demandent de l’observation, de l’attention, qui demandent – c’est frappant en lisant les dix-huit opuscules de VillaRrose – du silence. Les oiseaux sont une exception. La baguette magique ? Elle bruisse à peine. La canne royale ? Elle cingle l’air à chaque coup porté par l’escrimeur. Les somnambules sont muets, ainsi que les couleurs, l’épiderme, la neige, autant de sujets que déclinent la vingtaine de titres de VillaRrose, publiés au rythme de un, parfois deux par an.
La maison ne fait rien comme tout le monde. Elle propose même deux opuscules à la couverture vert-pomme et deux autres à la teinte orangée. Elle aime les couleurs, elle crée des ponts entre science et poésie, science et image, édite en toute liberté, à échelle artisanale, loin des contraintes du marketing, déterminée à partager son attirance pour ce qui est là, qui semble habituel, naturel, visible ou caché, qui ne demande qu’à être détaché, isolé et observé, ou dessiné, ou rêvé.
« Qu’arrivera-t-il si Rrose Sélavy, un soir de Noël, s’en va vers le piège de la neige et du pôle ? », demandait Robert Desnos il y a déjà plus de cent ans. La question pourrait figurer en exergue de plus d’un ouvrage de cette drôle de maison à l’esprit scientifico-fantaisiste.
