Une bibliothèque à l’envers

La scène se passe dans une bibliothèque patrimoniale oubliée de tous, y compris et surtout de ses tutelles administratives, mais qui recèle des pièces de grande valeur. Des vols d’ouvrages et d’autres objets qui appartenaient au legs d’un courtier en livres, Jean Bélias, ont lieu. C’est forcément ce qu’on appelle en anglais « an inside job », avec une implication interne. Le livre pourrait s’apparenter à un roman policier. « Un Nom de la rose contemporain », écrit le service de presse. Intrigant. Allons y voir de plus près.

David Le Bailly | L’affaire Bélias. Julliard, 166 p., 20,50 €

Journaliste à Paris Match, avant de passer à L’Obs, David Le Bailly n’en est pas à sa première enquête. Il s’est notamment intéressé à l’ancien ministre du Budget condamné pour fraude fiscale, Jérôme Cahuzac. Sa nouvelle enquête est plus précisément une contre-enquête de celle du journaliste Victor Castanet publiée dans Le Monde le 18 octobre 2022. Soit deux journalistes d’investigation potentiellement concurrents écrivant dans deux publications non négligeables. D’où un sentiment de gêne, rapidement éclipsé par l’intérêt que suscite l’intrigue : comment une bibliothécaire, conservatrice adjointe de la direction, en est-elle venue à subtiliser des œuvres – et non des moindres – pour les revendre ?

L’affaire remonte à plusieurs années. Sophie L., dont le journaliste tient à préserver l’anonymat, a vendu aux enchères par l’entremise de sa mère (qui porte un autre nom), entre 2017 et 2022, à l’hôtel Drouot pour plus de 100 000 € de pièces : éditions originales, livres et dessins d’artistes puisés dans les fonds de la bibliothèque Jacques Doucet. Depuis quelque temps, les deux archivistes de l’établissement, constatant d’étranges irrégularités – passage de libraires, sortie de sacs de livres… –, s’étaient montrés vigilants puis avaient décidé d’en informer leurs tutelles, soit entre autres la Chancellerie des universités de Paris.

Peine perdue. Lorsque la direction de la bibliothèque décida de remettre l’essentiel du legs Bélias – 20 000 livres – à un libraire sans en avoir auparavant établi l’inventaire, elle adressa auxdites tutelles un mémorandum révélant cette pratique contraire à toutes les règles de la conservation. Une inspection administrative fut finalement dépêchée. Elle confirma de graves dysfonctionnements dans la gestion de la bibliothèque. Mise en cause, sans être pour autant inquiétée, la direction ne tarda pas à réagir. Les deux archivistes sont « placardisés » : interdiction d’être en contact avec le public, de participer aux réunions, clés du service retirées, soit tout l’arsenal dont dispose une hiérarchie. Les victimes de ces sanctions se tournent alors vers le syndicat qui prend fait et cause pour eux.

Pendant quatre ans, cependant, les deux hommes endurent la peine. En 2022, ils sont contactés par un journaliste du Monde, Victor Castanet, intrigué par des articles précédemment parus dans Le Canard enchaîné et Le Figaro. Alors qu’il mène son enquête, des pièces identifiées par les archivistes comme provenant du legs passent en vente à Drouot ; Castanet trouve la responsable des vols et sa complice (sa mère), en informe la directrice de la bibliothèque Doucet, laquelle dit « tomber de l’armoire » en apprenant la nouvelle. Au lendemain de la publication de l’article du Monde, la directrice-adjointe, Sophie L., se pend.

C’est la sidération : se suicider pour si peu ! À l’origine, les vols avérés n’auraient correspondu qu’à une valeur de 6 000 €. Une enquête policière au domicile de Sophie L. et des ventes à Drouot par sa mère parviendront au total bien plus élevé cité plus haut. Face à ce drame, on est en droit de se demander si, dans ce cas comme dans celui récent d’une directrice d’école qui, sans réponse du rectorat à ses plaintes, a fini par se suicider, les responsables de ce dénouement ne seraient pas les tutelles qui auraient dû, auraient pu l’empêcher. Prendre des mesures, puis classer l’affaire sans faire de vagues, en cela ces tutelles sont habiles généralement ! Mais, pour le recteur de la chancellerie de l’époque, promu depuis 2024 à la présidence de la BnF (ne s’y connaît-il pas en matière de protection du patrimoine ?), en dépit du rapport de l’inspection, il s’agissait là de rumeurs, de ragots visant la direction. Un classique : esprit de corps et solidarité des élites sont à l’œuvre.

David Le Bailly, L’affaire Bélias
Recensement d’archives à Paris (1911) (détail) © Gallica/BnF

Après le suicide de Sophie L., la fermeture de l’établissement et le renouvellement de tout le personnel sont décidés. Les archivistes, grâce auxquels les vols ont pris fin, sont… rétrogradés. Cette injustice, le journaliste de L’Obs ne la voit pas, elle ne l’intéresse pas, car cette affaire est pour lui pain bénit : il tient là un personnage. Il faut dire que le portrait de Sophie L. qu’il construit (il ne l’a jamais connue) s’y prête. Encore jeune (quarante-deux ans), il ne cessera de la désigner comme « la jeune femme », mentionnant sa silhouette « gracile » et sa chevelure abondante.

Renversant la situation, loin de cibler les véritables responsables (il se contentera de laisser qualifier la Chancellerie de Paris de « mafia » sans davantage l’incriminer), c’est contre les deux archivistes qu’il se retournera. La chance et l’air du temps sont de son côté : deux hommes contre deux femmes. Tout au long de son livre, il jouera sur cette opposition genrée. Les harceleurs, ce sont les mâles, lesquels bien entendu, il l’écrira en toutes lettres, « roulent des mécaniques ». (Ils auraient même fait des dessins obscènes ! Que ne sont-ils insérés dans le livre !)

Mais cela ne suffit pas. Il jouera aussi l’opposition des grades. Ils ne seraient que des soutiers, aigris et pleins de ressentiment vis-à-vis de femmes bardées de diplômes. S’il insiste sur le fait que Sophie L. était une « bosseuse », il se sent quand même obligé de rappeler la compétence des archivistes, supérieure à celle de leur hiérarchie. Ne connaissant rien au monde sur lequel il enquête, il ignore que, dans ces lieux, la compétence l’emporte sur les titres (dont les « soutiers » ne sont d’ailleurs pas non plus dépourvus). Tandis que les têtes nommées à la direction d’institutions patrimoniales sont de nos jours de plus en plus changées en gestionnaires, à la base, en revanche, on connait les fonds, on les trie, on les lit, on les inventorie. Sans ces « soutiers », dont il fustige comme s’il en avait été témoin « les conversations insipides, petites vies, petites vacances », pas de catalogue, pas de conservation, pas d’aide à la recherche. Dans sa charge contre l’un d’eux, le journaliste imagine qu’il aurait été jaloux qu’on lui ôte le traitement du fameux fonds Bélias, d’où son ressentiment. Quelle méconnaissance du métier, ce métier, qui, par bien des aspects, relève du sacerdoce. Quel mépris pour le travail des archivistes ! Mépris de classe, aussi.

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Vis-à-vis d’eux, fini la règle de l’anonymat dont jouit la malheureuse Sophie L. Leurs noms sont étalés en toutes lettres, accompagnés de qualificatifs qui mériteraient plainte pour diffamation. De celui qui avait recherché l’origine des vols, il écrit qu’il aurait fait « un bon flic ». On reste sans voix. Le journaliste-procureur s’en prend de préférence à lui, lui qui n’a qu’une seule qualification, celle d’être apprécié du monde littéraire, tandis que le second, tout aussi « amer » et « aigri », est un historien et écrivain reconnu. Plus compliqué. Celui-là d’ailleurs, il ne l’a pas rencontré, contrairement aux autres acteurs du drame. Il faut dire qu’il réside désormais en Normandie, trop loin des cafés parisiens. Contraint et forcé, ayant dû quitter la bibliothèque Doucet, il a accepté une rupture de contrat, tandis que son collègue a été affecté à des fonctions sans aucun rapport avec ses compétences. Lanceurs d’alertes, méfiez-vous !

Sans même que l’auteur semble s’en rendre compte, les entretiens avec des acteurs de l’histoire qu’il intègre in extenso (?), dans un apparent souci d’objectivité, vont pratiquement tous à l’inverse de sa thèse, selon laquelle Sophie L. aurait été « harcelée par sa base » dans ce combat homme/femme, gens titrés/gens sans titres : prendre le monde à revers, c’est très mode. On en arrive à sa conclusion : « Sophie L. n’avait tué ni violé personne, elle n’avait pas conduit une banque à la faillite, etc. » Elle avait juste volé. « Une fauche maladroite »… Car c’était une personne « intègre », écrit-il à plusieurs reprises sans voir à quel point c’est mal venu. Malgré la gravité du sujet, on se prend à sourire. Fut-il aussi indulgent avec l’ancien ministre du Budget qui avança pour sa défense sa phobie de la paperasse administrative ? Il est vrai qu’il ne se suicida pas et purgea sa peine pour ressortir la tête haute, semble-t-il.

David Le Bailly, L’affaire Bélias
« L’affaire Bélias », David Le Bailly (détail) © Julliard

S’il est passé à côté du vrai problème, c’est en s’interrogeant sur Sophie L., en enquêtant pour comprendre ses motivations dans le désir légitime que le journaliste réalise peut-être certaines bonnes feuilles – même si ses envolées lyriques sont un peu kitsch. Mais quel besoin de distordre les faits, de se tromper de cible ? On peut travailler sur un fait divers, le romancer à sa guise, mais pas au mépris de la vérité qui l’entoure. Pas en accablant ceux qui ont fait leur devoir, ces lanceurs d’alerte dont il a l’outrecuidance de se moquer.

Dans son portrait de Sophie L., titre à la Duras, l’auteur montre ses limites. Il s’interroge sur le « goût de l’argent » de Sophie L. qui n’en aurait pas manqué, croit-il savoir. Le goût du jeu ? Le goût du risque ? L’envie de transgression ? Pourquoi pas ? Certaines personnes ont besoin d’un peu d’adrénaline pour vivre. Il y aurait eu là un beau sujet. Mais, non, il choisit la facilité et énonce cette évidence selon laquelle, devant tout suicide, il y a une part d’incompréhension, insistant sur les « travaux scientifiques d’exception » de Sophie L. que la révélation de son forfait aurait ruinés. Soit, mais la perte de l’honneur peut-elle expliquer un suicide, surtout lorsqu’on a un enfant ? Pour faire de Sophie L. le personnage d’un roman, il aurait fallu la plume d’un écrivain. Hélas, on en est loin.

Ce drame est d’autant plus regrettable que n’importe quel avocat aurait pu plaider la kleptomanie, des moments d’absence, une dépression, un besoin de reconnaissance, que sais-je encore ? En fin de compte, on se demande à quoi répond un tel livre. À un règlement de comptes avec Victor Castanet ou avec Le Monde, au souci de se faire un nom, à un amour posthume pour Sophie L., ça existe bien dans la littérature, à une commande ? Une seule de ces raisons aurait-elle justifié ces attaques confondantes contre les deux archivistes – tandis que les tutelles regardaient ailleurs ?

D’un bout à l’autre du livre, l’auteur ne cesse de leur prêter de coupables arrière-pensées (soif de récompense, désir de vengeance, jalousie). Tout est bon pour rabaisser leur combat. Leur obstination à chercher l’origine des vols : de l’acharnement, du harcèlement, qui finit en « homicide involontaire ». Le Prix éthique qu’ils reçoivent de l’association Anticor ? Une cérémonie « grotesque ». « Ce qui leur importait, écrit-il, ce n’était pas tant de rendre justice que de liquider ce que Sophie L. avait de plus précieux : sa réputation […] il fallait accabler son nom d’un opprobre irrévocable, la déshonorer ». Lui n’hésite pas en revanche à salir la réputation des deux lanceurs d’alerte sanctionnés. Or, si un coupable existe, ce sont bien cet esprit de corps et cette solidarité des élites qui gangrènent les sphères du pouvoir, ici au mépris de la conservation du patrimoine. Des véritables irresponsables, il n’en a cure.

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