Un fleuve court sous l’arbre

Une femme âgée, mourante, et son fils sont assis sous l’arbre de leur jardin, un soir d’été. Les éditions La barque publient une des onze pièces du Norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970). En un acte, ascension symphonique jusqu’au seuil d’une vie, Adieu à l’arbre condense les mystères du maître de Jon Fosse.

Tarjei Vesaas | Adieu à l’arbre. Trad. du nynorsk par Emmanuel Reymond et Olivier Gallon. La barque, 48 p., 14 €

Découvrir une pièce de Tarjei Vesaas s’impose avec naturel. Dans son œuvre romanesque, les dialogues sont nombreux, d’une pureté de glace, chaque parole est coupante, lumineuse, pleine d’attente et de désir, comme si les personnages n’avaient de cesse de s’en remettre à leurs propres mots. La prolifique carrière littéraire du Norvégien commença tôt, dès 1923, mais les chefs-d’œuvre symbolistes que sont Les oiseaux et Le palais de glace furent des fruits tardifs, publiés respectivement en 1957 et 1963. Cette éclosion à l’approche de la mort est en quelque sorte le sujet d’Adieu à l’arbre, paru en 1953 et inaugurant cette dernière période d’écriture. Contrairement à l’enchantement nerveux des traductions des romans par Jean-Baptiste Coursaud ou Marina Heide, la traduction de cette pièce comprend quelques tournures rugueuses ou si elliptiques que la langue y sonne étrangement. Cela dit, Adieu à l’arbre est d’autant plus bouleversant qu’on y retrouve, réduits à l’os, contenus en quelques paroles tremblantes puis furieuses, les échos évidents ou secrets qui résonnent dans les livres à venir.

Une mère et son fils, un étudiant nommé Skjalg, en sont donc les protagonistes. Vesaas travaille toujours les couples – que ce soit le simple d’esprit Mattis et sa sœur dans Les oiseaux, deux fillettes de onze ans dans Le palais de glace, ou encore deux lycéens de dix-sept ans dans Les ponts (1966). Loin d’être des hommes dans la force de l’âge ou déterminés à influer sur leur communauté, ses personnages sont vulnérables, ont quelque chose de bancal, vivent isolés de la modernité grâce aux montagnes, aux forêts, à la neige. Ce repli rural se voit redoublé par le repli linguistique du « nynorsk » ou néo-norvégien, langue minoritaire parlée par un demi-million de personnes dans laquelle écrit Vesaas – mais aussi Fosse. Protégés au sein du livre par ces différentes murailles, les couples de Vesaas sont reclus dans une dépendance réciproque qu’ils jugent essentielle à leur existence. Dans Adieu à l’arbre, c’est le lien filial qui justifie la présence permanente de Skjalg auprès de sa mère et fait déclarer à cette dernière : « Quand je te vois maintenant, je dois bien me dire encore une fois que j’ai eu part à la vie. » L’intrusion d’une tierce personne vient troubler l’équilibre du couple et précipiter un changement – il s’agit ici de Sigurd, un camarade de Skjalg, qui leur rend visite et insiste pour que la mère soit ramenée dans la maison.

Adieu à l’arbre, Tarjei Vesaas
« Matin de mars », Nikolai Astrup (1920) (détail) © CC0/WikiCommons

Car l’autre dualité qui structure cette œuvre est celle du dedans et du dehors. Qu’importe l’intensité du froid ou du vent, la campagne aimante les personnages jusqu’à la fusion dans laquelle ils perdent leur vie. La mère refuse obstinément de quitter son arbre, comme le lui ordonne son fils – « Même fatiguée je veux pouvoir rester dehors, voilà tout ». La main sur l’écorce, elle exprime tout haut chacune des sensations qui déferlent en elle, jugées de plus en plus délirantes par les hommes qui l’entourent. En un crescendo ininterrompu, accédant palier par palier à une compréhension inhumaine de l’arbre, elle remarque les bruits des oiseaux, le bourdonnement des insectes, elle sent la sève qui bouge derrière le tronc, elle voit les racines sous l’herbe, elle entend le son de chaque feuille, elle atteint la vision pythique, animale, d’un fleuve sous la terre : « Tu ne le vois pas ? Le puissant courant. Je vais te dire une chose, moi : une source jaillira ici bientôt, si bien que la croûte terrestre s’ouvrira d’un bout à l’autre ! » ; « Il court un flot en dessous dans la terre chaude. » À mesure que la mère s’éloigne de leur condition, qu’elle acquiert les sens, la langue de l’arbre, elle devient effrayante aux yeux des jeunes humains. Ils l’entraînent de force à travers la « porte sombre » de la maison. La pièce est finie.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Vesaas n’a lui-même que peu quitté son comté natal de Telemark. Il prévoyait sans doute de faire comme ses personnages et de déposer, le moment venu, sa vie dans un creux du paysage où elle a toujours eu cours : la mère devient son arbre, Unn se confond avec le palais de glace à l’intérieur duquel elle s’endort, Mattis disparaît dans son lac. Dans une sorte d’élan païen, la mort, qui est le sujet fantôme de Vesaas, fait sortir les êtres de leur corps et les ramène à la terre. On pense à Pessoa : « Et si l’on éprouve le besoin maladif d’« interpréter » / l’herbe verte sur ma tombe / qu’on dise que je continue à verdoyer et à être naturel ».

Les textes de Vesaas se bâtissent pour et autour de ce rayon vert, ce moment d’effroi sublime qui stupéfie personnages et lecteurs, qui réunit par la magie de l’écriture vie et mort au point d’annihiler la peur que suscite leur séparation. Dans ce dévoilement de l’invisible, l’écrivain norvégien se rapproche de Virginia Woolf et de ses épiphanies. Si ces sommets d’intensité surviennent de façon asymétrique dans les romans, Adieu à l’arbre y mène par un mouvement linéaire. Sa dramaturgie est plus classique, mais sa puissance intacte. Le crépuscule cède la place à la nuit, la mère rend ses derniers feux en même temps que le jour dans une progression qui rappelle celle du Liebestod wagnérien ; tandis que gronde le vent, que les images comme des instruments viennent s’ajouter les unes aux autres, que le chant symphonique enfle, s’accélère, que la mort approche, enfin, la mère atteint le cœur de l’existence : « Partout où je me tourne je vois des conduits pleins de sève et de vie ». De ces quelques répliques, de ces quelques pages, s’élève une musique grave qui nous emporte jusqu’à la chute. 

Retrouvez notre dossier sur le Nobel