La philosophe Camille Froidevaux-Metterie dirige un ouvrage impressionnant, né de l’entrelacement d’une multitude de voix expertes, explorant la pensée féministe depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours – et même au-delà. À travers la présentation des œuvres de celles qui ont contribué à les formaliser, Théories féministes dresse un ambitieux panorama des concepts majeurs de ce champ de recherche : autant d’outils fondamentaux utiles pour penser, contester et transformer l’ordre du monde.
Le projet est ambitieux, l’ouvrage nécessairement massif. Il faut bien 700 pages pour faire exister, côte à côte, les théories féministes qui dessinent et ont dessiné, année après année, un champ de recherche et de lutte foisonnant. Le cheminement rend compte, à travers 130 textes écrits par une centaine de contributrices-teurs, d’une histoire sans cesse renouvelée, complexe, portant en son cœur un projet de transformation radicale : celui de renverser l’ordre patriarcal du monde.
Le livre est découpé en quatre grandes parties, respectant une organisation chronologique qui assume d’être fragilisée par moments par des regroupements thématiques. Il ne peut en effet y avoir d’étanchéité claire entre les concepts, tant les généalogies des théories féministes sont métissées, prises dans des circulations et nourries par une hybridité, consubstantielle, entre le champ de la mobilisation politique et celui de la production des savoirs. Les personnes qui ont écrit ce livre sont nombreuses mais l’effort de synthèse et d’exigence intellectuelle leur est commun. Chacun des textes est suivi d’une bibliographie indicative et c’est à la fin du livre que se trouvent, classées par ordre alphabétique, les biographies de celles et ceux qui ont contribué à l’ouvrage, chacune experte des sujets qu’elle traite depuis des ancrages disciplinaires multiples.
L’exercice de recension d’un tel ouvrage n’est pas simple. On voudrait en effet s’arrêter sur chacune des parties principales, ou bien faire un inventaire immense des questions anciennes et nouvelles que les recherches féministes affrontent. Mais on courrait alors le risque de faire croire à un éparpillement ou à une dispersion, alors que se dessinent finalement au fil de ce grand récit de la pensée féministe des problématiques cohérentes, persistantes et partagées.
Le corps s’impose évidemment comme thème transversal, logé au cœur du « geste inaugural » des chercheuses féministes, qui l’érigent – lui, sa matérialité, ses émotions, ses limites et ses possibles – comme digne de réflexions épistémologiques et politiques. La dimension nécessairement incarnée de l’expérience humaine, dans son aspect à la fois ordinaire et intime, cesse avec le féminisme d’être impensable. Plusieurs textes de l’ouvrage explorent justement ce que les théories féministes, conjuguées à d’autres théories de l’émancipation – décoloniales et queer notamment –, ont fait à la pensée du corps et à la phénoménologie, transformant ce champ de la philosophie en un puissant espace critique et transformateur.

La phénoménologie s’intéresse à la question de ce que veut dire « être » pour un sujet qui expérimente le monde. L’inflexion phénoménologique est amorcée au début du XIXe siècle en Europe continentale. Le « je » philosophique cesse alors d’être un pronom atemporel et abstrait pour s’incarner. Le sujet concret se voit érigé en vecteur du monde et de son sens, et la corporéité devient une condition même de la subjectivité. Mais pourtant, pour Edmund Husserl en Allemagne ou Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre en France, la question de la sexuation des corps demeure un point aveugle. Et Simone de Beauvoir, en mettant fin au mythe d’un corps neutre, en réalité toujours pensé par défaut par rapport au masculin, ouvre une brèche gigantesque dans l’histoire de la philosophie. Les corps, élabore-t-elle, n’expérimentent pas le monde de la même façon et il faut les envisager dans le contexte de l’oppression, non pas accidentelle mais structurelle, d’un sexe sur l’autre. Pour les femmes, la sexuation se pose ainsi comme un obstacle existentiel : une entrave à leur prise sur le monde et à l’exercice de leur propre liberté. Le sujet tente de se réaliser comme sujet quand l’oppression le renvoie perpétuellement au statut d’objet. Les corps des femmes sont ainsi des lieux d’aliénation et d’objectivation ; il n’en demeure pas moins qu’ils sont aussi les lieux possibles – il n’y en a pas d’autre – d’agentivité et de libération.
Cette phénoménologie de l’oppression sera nourrie par de nombreuses penseuses, qui s’attachent notamment à la complexifier et ainsi à désamorcer le possible piège essentialiste qu’elle porte en elle au moment de sa conceptualisation. L’expérience de l’aliénation est en effet partagée. Elle est vécue par les femmes mais aussi par les personnes qu’on pourrait qualifier de « féminisées », subalternes dérogeant aux normes majoritaires. En embrassant une perspective de genre, la philosophe états-unienne Iris Marion Young met au jour, par exemple, les « structures de contraintes » qui pèsent sur les corps assignés à des catégories minoritaires, sans se focaliser sur de potentiels attributs biologiques. La critique intersectionnelle, qui invite à considérer l’articulation des différents rapports de domination, vient nourrir également la réflexion philosophique. Être au monde « n’est pas universellement accessible à tous les sujets humains » et il est des existences entravées, faites de renoncements et d’obstacles. Il est des vies moins vivables que d’autres, pour reprendre une réflexion de la théoricienne états-unienne Judith Butler.
La phénoménologie critique envisage l’oppression dans sa dimension pleinement physique – elle est ce qui comprime les corps – et révèle le privilège immense que constitue le fait d’être « épargné », de vivre dans un monde « par avance prêt pour soi » et de pouvoir « oublier » son corps. Ce qui n’est pas sans rappeler les écrits de Frantz Fanon sur la violence, ou plus récemment ceux de Tal Madesta sur l’expérience trans (La fin des monstres, La déferlante, 2023). Pour Sara Ahmed, philosophe anglo-australienne fondatrice d’une phénoménologie queer, le confort est justement un privilège des dominants – la marque de la blanchité et de l’hétérosexualité. Il est remarquable de constater à quel point la dimension spatiale de la réflexion est assumée, à la fois métaphoriquement – on parle il est vrai d’orientation sexuelle, de corps straight, de déviance – et politiquement. Il s’agit pour Sara Ahmed de transformer une assignation à la désorientation en « politique assumée de la désorientation », avec une attention renforcée aux lignes courbes et une disponibilité à l’interpellation des autres qui « nous » désorientent. Il est possible de relier cette invitation à la diversité des objets de la recherche féministe aujourd’hui, notamment déclinée dans la dernière partie de l’ouvrage traitant par exemple du handicap, de la neuro-diversité ou encore de l’émergence des mad studies, littéralement « études folles », sur la santé mentale.
Le livre donne à voir, sans les minimiser, les divergences et les lignes de fracture qui traversent les théories et les méthodologies féministes. Camille Froidevaux-Metterie le rappelle en introduction : il serait suspect, vu l’ampleur du chantier politique amorcé, qu’une seule théorie existe, ou que quelques grilles d’interprétation fassent consensus. Des débats vifs continuent d’avoir lieu et ils ne sont pas le signe d’un chaos mais bien d’une vitalité scientifique et politique. Les courants théoriques, souvent complémentaires, parfois antagoniques, produisent une « immense lueur commune » dont le monde n’a que trop besoin. La conclusion de l’ouvrage, rédigée par la philosophe Marie Garrau, approfondit encore les enjeux méthodologiques et épistémologiques liés à la pluralité des voix et à la potentialité des alliances – entre champs théoriques, entre luttes politiques, entre femmes, avec les hommes. Son texte s’ouvre d’ailleurs sur cette citation d’Audre Lorde, poétesse et intellectuelle lesbienne féministe africaine-américaine : « La lutte centrée sur un enjeu unique n’existe pas, car nos vies ne sont pas définies par un enjeu unique ».
Théories féministes rejoint, sur le rayon d’une étagère, d’autres projets éditoriaux d’ampleur encyclopédique parus ces dernières années [1]. La contemplation de ces différents ouvrages permet de constater la richesse inestimable des savoirs et recherches féministes, dans la tourmente d’un monde toujours à renverser, dans lequel les attaques antiféministes se déploient aujourd’hui furieusement.
[1] Le Dictionnaire des féministes, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, l’Encyclopédie critique du genre (La Découverte, 2021), Feu ! Abécédaire des féminismes présents (Libertalia, 2021) ou Les féminismes, une histoire mondiale, 19e-20e (Textuel, 2024).
Perrine Lachenal est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, spécialisée en études de genre et études féministes. Elle a récemment coordonné, avec Céline Lesourd, l’ouvrage Mazan. Anthropologie d’un procès pour viols (Le bruit du monde, 2025).
