Le dernier ouvrage de Sigrid Nunez interroge son statut : essai ou une fiction ? Question tranchée par l’écrivain néo-zélandais Witi Ihimaera qui, dans un conte, renoue avec le mythe du chevaucheur de baleines, ou bien par Alfred Döblin qui publie en 1925 un étrange roman d’anticipation, annonçant l’inexorable destruction de notre civilisation. Côté essais, on peut se demander si c’est le cas de la trentaine de vignettes sur le Japon de Clélia Zernik ou même de l’objet – la marche – du livre d’Andreas Mayer.
Qu’est-ce qu’une fiction ? Pourquoi se fait-il que certaines œuvres soient considérées comme des romans et d’autres comme des essais ? Sigrid Nunez pose cette question implicitement dans son neuvième roman, Les vulnérables. Il s’agit d’un mélange de réflexions décousues, entremêlées avec des scènes « concrètes » qui les encadrent, permettant au lecteur de sortir provisoirement de la tête de la narratrice, de croire qu’il a affaire à un livre doté d’une « intrigue ». Esquissons rapidement celle-ci : pendant le confinement à Manhattan, une femme s’occupe d’un perroquet dans le penthouse d’une amie riche retenue en Californie, et sera éventuellement rejointe dans l’appartement par le garçon qui s’occupait précédemment de l’oiseau.
Maintenant, on peut passer aux choses sérieuses : les réflexions de cette narratrice, qui tournent souvent autour des livres, preuve s’il en était besoin que la production littéraire repose sur des modèles antérieurs. D’ailleurs, la première ligne du livre consiste en la citation de l’incipit des Années de Virginia Woolf : « C’était un printemps indécis ». Il s’ensuit des considérations sur la météo comme sujet liminaire. Chez Nunez, la discussion est érudite : elle introduit Dickens, Edward Bulwer-Lytton, Ray Bradbury, Madeleine L’Engle et même Snoopy.
Si l’essai et la fiction s’entrecroisent ici, c’est autour du thème floral. Pendant le confinement, la narratrice s’offrait une promenade quotidienne le matin. Elle observait avec plaisir l’arrivée de nouvelles fleurs : les magnolias, les fleurs du cerisier, les jonquilles, les narcisses et les tulipes chamarrées. La discussion à propos des fleurs la conduit à sa lecture de Sylvia Plath, de Rilke, d’Elizabeth Bishop. Les noms de fleurs ne sont-ils pas toujours beaux ? Ils conviennent donc comme prénoms féminins, notamment Rose, Violette, Lily.
Quel serait le prénom du membre de l’ancienne bande d’amies dont les funérailles seraient l’évènement déclencheur de l’« intrigue » ? : « Je pourrais l’appeler Rose, ou Violette, ou Lily. Elle était la première d’entre nous à s’être mariée. La première à avoir eu un bébé. La première à mourir. Lily. » Voilà, la narratrice a tranché, ce sera Lily. Quitte à appeler « Rose » et « Violette » les autres membres de la bande. Dans une fiction – comme dans la nature –, tout est arbitraire, c’est ça qui est beau. Steven Sampson

Presque quarante ans après La baleine tatouée, Witi Ihimaera renoue avec le mythe du chevaucheur de baleines. La baleine tatouée, un mâle appelé Metura’a, désormais affaibli tant physiquement que mentalement, a besoin de renouer avec ce cavalier. Il s’agit donc de trouver « l’élu » dans la nouvelle génération, mais aussi de parvenir à faire sortir Metura’a de l’Antarctique. Le récit, qui tient à la fois du roman d’apprentissage et du roman d’aventures, fait la part belle aux récits mythiques des peuples du Pacifique, non seulement de Nouvelle-Zélande mais aussi de Rurutu, en Polynésie française. Cet ancrage géographique a contribué au choix de Witi Ihimaera de faire paraître le roman d’abord en français, langue qui émaille le récit de ses premières pages en France métropolitaine jusqu’aux dernières dans le Pacifique. Une corde de plus sur la lyre de l’auteur qui ajoute ainsi une troisième langue à l’anglais et au maori.
Voilà une fable qui unit les peuples et les générations, la nature et la culture, sans pour autant se prendre au sérieux, un peu comme, par exemple, La ballade de la mer salée (Casterman, 1975) d’Hugo Pratt, où un jeune Maori navigue avec l’aide des étoiles et des animaux marins. Le grand méchant de l’histoire, un milliardaire dont les trois navires s’appellent Dagon (un nom qui renvoie à d’autres mythes), ne recherche pas la toison d’or mais veut faire la peau à la baleine tatouée, comme un double maléfique du héros polynésien ‘Ui-te-rangiora (parfois décrit comme un avatar du Jason de Colchide), qui lança tout un équipage en quête d’une coiffe resplendissante (plus encore que celles en plumes d’oiseau de paradis de Papouasie-Nouvelle-Guinée) vue dans les latitudes australes extrêmes. C’est ce « prince polynésien », plus qu’un mythe exotique pour Européens en mal de nouveauté, que Teva incarne à plusieurs titres, dans le nouveau spectacle de sa troupe comme dans sa participation au renouvellement de l’alliance entre cétacés et humains, unis entre autres par la langue de Rurutu. Tremblons dans la houle furieuse du Pacifique Sud, cherchons les aurores australes et retenons notre souffle face à la reine des baleines dont les taches blanches lui dessinent une cape de plumes. Witi Ihimaera rappelle aux nouvelles générations que la mémoire des grands récits aide à préserver le monde et que tenter de se dépasser permet de mieux accepter ce qui nous dépasse. Sophie Ehrsam
Dans ce roman conçu sous le choc de la Première Guerre mondiale, Alfred Döblin envisage l’avenir comme la répétition à l’infini de l’entreprise de destruction de la nature et d’autodestruction d’une humanité que la rationalité scientifique et technique a rendue folle. Le livre raconte l’histoire du monde jusqu’au XXVIIe siècle, mais l’imagination du romancier nous ramène à des visions de déluge préhistorique. À l’avant-dernière page, pour décrire la fin du monde, il évoque « des animaux au corps nu écailleux poilu » nageant et rampant, et des « groupes humains, en paix ou en deuil, faisant leur cour ou se querellant, sous les éruptions volcaniques et les noyades ».
Le septième chapitre, intitulé « La déglaciation du Groenland », semble faire écho aux projets mégalomanes que le président de la plus grande puissance du globe a lancés ces derniers mois. Cette fois, les bateaux ne risquent pas d’être pris dans les glaces, ils avancent au contraire dans une fournaise insoutenable, sur une mer rouge foncé au fond de laquelle prolifèrent des prairies de plantes marines, semblables au « tapis épais d’une pelouse ». Bientôt, le Groenland n’est plus peuplé que de monstres : « Des serpents longs comme des rues et autres reptiles se tortillaient sur les rochers, se jetaient dans l’eau, êtres pâles d’abord, puis noirâtres dont les dards sortaient de crânes dentés étroits. »
On pourrait presque parler d’un roman sans personnages : des figures humaines, chefs de guerre ou héros et héroïnes mythologiques, apparaissent brièvement, sans que leur histoire retienne l’attention plus de quelques pages. On rencontre, par exemple, dans le premier chapitre « le Français Bourdieu, un simple technicien » qui s’empare de Marseille, occupe « avec une poignée de voyous issus de la lie un certain nombre d’usines et de centrales électriques » et crée « de terribles armes de défense et d’attaque qu’on n’avait pas eu jusqu’ici l’occasion de produire ». Mais ce Bourdieu ne vit que le temps de quelques lignes : dès la page suivante, il est réduit en cendres, « victime de ses propres armes devant Bordeaux ».
Pour écrire Monts, mers et géants, Döblin raconte qu’il a étudié à la Bibliothèque nationale et à la bibliothèque municipale de Berlin toutes sortes d’atlas et de livres de géographie, de minéralogie, de volcanologie, de sismologie, etc., et visité attentivement le musée de la mer et le musée d’histoire naturelle. Son roman de science-fiction est nourri de connaissances scientifiques précises, porté par une imagination débordante. Il a le souffle épique d’une légende noire des siècles à venir. Rendons hommage au traducteur qui a su traverser vainqueur cet océan de difficultés et rendre captivante pour le public français une des œuvres les plus singulières de la littérature allemande de l’entre-deux-guerres. Jacques Le Rider

Clélia Zernik ne se pose pas en spécialiste du Japon. Elle dit « voyager pour écrire », ce qui suppose une certaine imprégnation culturelle qui ne se réduit pas au cinéma auquel elle s’intéresse en tant que professeur de philosophie esthétique aux Beaux-Arts de Paris. Autrice de livres sur le cinéma publiés chez Vrin, elle nous propose cette fois tout autre chose : un petit ouvrage sur le Japon. Ou plutôt sur sa rencontre de Japonais lors de voyages qu’elle fait là-bas à l’occasion d’échanges entre ses étudiants de Paris et ceux de Tokyo.
Tout l’intérêt de son livre – outre qu’il constitue un bel objet – tient à la conjonction entre le désir de parler en toute subjectivité de ses contacts avec ce pays et le fait d’assumer sa position en quelque sorte entre-deux. Elle connaît mieux le Japon que ceux qui viennent y passer quinze jours et apprennent au mieux une demi-douzaine de mots. Elle le connaît bien moins qu’un professeur à l’INALCO comme Michaël Lucken. Elle le connaît autrement, de manière vivante, à la fois du dedans et du dehors, comme on fait d’un pays qu’on aime et qui reste déroutant.
Dans la trentaine de vignettes qui constituent ce livre, beaucoup racontent en quelques phrases une rencontre qui n’est pas forcément enthousiasmante. Il peut y avoir, à l’heure du premier métro, dans une boîte de nuit d’un quartier mal famé où à peu près tout le monde est plus ou moins saoul, ce jeune homme ivre qui répète en boucle la phrase : « Je ne suis pas un yakuza », dont la signification serait comparable à cette d’un Sicilien répétant « Je ne suis pas un mafioso ».
Parfois, elle donne l’impression d’habiter une bonne partie de l’année à Tokyo où son fils est scolarisé dans un collège. Et elle connaît un certain nombre de lieux spécialisés, dont plusieurs boîtes de nuit. Dans d’autres vignettes, le lecteur se sent devant une Occidentale qui n’est au Japon que de passage, invitée par le gouvernement japonais avec une vingtaine d’autres chercheurs occidentaux. Tous ceux-ci reçoivent une brève visite de l’empereur et de l’impératrice pour un moment d’échanges qui doit être « convivial » mais ne parvient pas à être vraiment détendu. C’est tout de même l’occasion d’apprendre que l’empereur a publié des communications savantes en matière d’ichtyologie.
Elle prend le métro, qui lui paraît d’une grande complexité, partagé entre plusieurs sociétés. Elle marche beaucoup, souvent sur plusieurs kilomètres, en particulier à Kyoto où elle médite sur le chemin des philosophes quand elle ne remonte pas le cours du fleuve jusqu’à se retrouver au-delà de l’agglomération proprement dite. Elle ne rechigne pas à effectuer des randonnées en montagne ; elle fait un jogging quotidien et note « la musique scandée par le souffle de la respiration et les battements du cœur ». Mais elle feint d’ignorer les temples vers lesquels se précipitent les touristes et les Japonais heureux de cette occasion de louer et de revêtir un costume traditionnel.
Avec les moyens modestes qu’elle se donne, Clélia Zernik dit beaucoup sur le Japon. Ainsi quand elle remarque que, dans ce pays, les portes ne claquent pas ou qu’elle s’efforce de porter un regard japonais sur l’eau, en flaque stagnante ou agitée. Elle s’entraine à voir en l’eau « le lieu de l’apparition du moi ». Marc Lebiez
Ce beau livre propose une synthèse des multiples tentatives qui, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Grande Guerre, ont ambitionné de produire une théorie de la marche humaine. Certes, d’autres quadrupèdes marchent, certains sur leurs deux membres inférieurs. Mais aucune autre espèce ne marche comme l’être humain. Considérant son buste vertical et son regard qui porte loin, Buffon en fait un être à part dans son Histoire naturelle, à la fois mystérieux et fascinant. Selon lui, la marche conduit l’humain à régner sur la nature et sur l’ensemble de ses espèces vivantes.
Partant de cette fascination, Rousseau élabore quelques années plus tard une première formulation de « l’art de la démarche ». En marchant, l’être humain affirme son humanité, intuition qui permettra à Balzac d’écrire sa Théorie de la démarche. Puis, tout au long du XIXe siècle, arrivent les médecins, les militaires, les physiologistes, les ethnologues, les psychiatres, qui contribuent de diverses manières à la compréhension mécanique de la marche. Celle-ci semble culminer avec le célèbre montage chronophotographique d’Albert Londe en 1895, qui décompose le mouvement d’un marcheur nu.
Mais la connaissance mécanique, si fine soit-elle, ne permet pas d’épuiser la question de la marche. Le mérite de cet ouvrage consiste à lui ajouter un registre sémiotique et un registre poétique. Le registre sémiotique est celui qu’inaugure Balzac. Celui-ci postule que la marche révèle la personnalité. Recenser et classer les différents types de marche permettra donc de dresser une typologie infaillible des différents caractères humains.
Dans le registre poétique, initié par Rousseau, la marche est considérée comme plus authentique que les déplacements qui recourent à des artéfacts tels que le carrosse. Avec sa lenteur, elle permet en outre de s’immerger dans un milieu et d’y côtoyer ceux qui le peuplent. Comme nous l’enseignent tous les récits de voyages à pied, des romantiques jusqu’à Jacques Lacarrière ou Sylvain Tesson, la marche permet d’« habiter le monde en poète », ainsi que l’a joliment écrit Hölderlin.
Dès l’avant-propos, l’auteur affirme que les trois registres du poétique, du sémiotique et du mécanique doivent interagir pour établir une connaissance solide de l’acte de marcher. La marche est un fait social, une « technique du corps » comme le dit Marcel Mauss, mais elle n’est pas réductible à des lois. Sciences « dures », sciences sociales ou humaines, sciences du psychique, études littéraires et picturales doivent donc coopérer pour transformer ce mouvement si banal en un objet scientifique pertinent. La tâche interdisciplinaire est loin d’être achevée car chaque terrien possède sa propre façon de marcher et d’habiter le monde, tout en effectuant quotidiennement le même geste : « mettre un pied devant l’autre et recommencer ». Pierre Bergel
Une chronique coordonnée par Jean-Yves Potel
