En ces temps de recrudescence de l’antisémitisme mais aussi de controverses sur certaines utilisations du mot, un travail historique examinant son sens ne peut être que bienvenu. « Il n’y a jamais eu si peu de consensus sur la signification réelle de ce mot », constate d’emblée Mark Mazower. Professeur à l’université de Columbia (New York), auteur d’une magistrale histoire du XXe siècle européen, Le continent des ténèbres (Complexe, 2005), il présente une vaste étude, de 1880 à nos jours, sur ce que chacun croit évident alors que la notion est utilisée de manière contradictoire selon les époques et les situations politiques.
Mazower appartient à cette génération d’historiens des années 1990-2000 qui ne conçoit pas l’histoire politique sans la lier à l’histoire des idées et des imaginaires politiques. Aussi ne peut-il définir l’antisémitisme sans faire l’histoire de ses appropriations, sans l’intégrer aux histoires politiques des pays qui le voient fleurir, sans réfléchir aux contextes des actions qu’il désigne, ou même aux nomenclatures administratives qu’il suscite depuis le milieu du XXe siècle. Aussi distingue-t-il l’antisémitisme classique, préjugé social et ethnique, du « nouvel antisémitisme », utilisé pour qualifier les critiques de l’État d’Israël.
Il ouvre son livre sur le long récit de « l’Europe à l’ère des antisémites », un siècle et demi qu’il divise en épisodes durant lesquels l’émancipation des Juifs et leurs persécutions ne se combinent pas de la même manière. De plus, la géographie mondiale de cette population est complètement bouleversée. Jusqu’en 1945, elle vivait dans l’Est de l’Europe où elle a été assassinée, alors qu’aujourd’hui 80 % vivent aux États-Unis et en Israël, très peu en Europe. Ces contextes politiques très différents mettent en évidence trois facteurs qui conditionnent l’évolution de l’antisémitisme : le statut des Juifs dans les sociétés civiles, les expressions et attaques antisémites, et les organisations ou partis qui animent cette haine et cette hostilité.
Ainsi, de 1880 à 1914, les Juifs s’émancipent et acquièrent petit à petit leurs droits civiques aux États-Unis et en Europe. Ils se heurtent dans le même temps à un antisémitisme populaire grandissant, à une multiplicité de pogroms (ce mot russe s’impose après celui de Kichinev en 1903) et « d’affaires » (Dreyfus ou Beillis), qui entretiennent dans la presse des idéologies raciales et des stéréotypes judéophobes. Il y a pourtant un décalage entre cette haine populaire et la faiblesse des organisations censées l’incarner. « En 1914, écrit Mazower, en Europe de l’Ouest et en Europe centrale, pas un seul parti voué à la cause antisémite n’avait survécu, et aucun des droits civiques obtenus […] n’avait été révoqué. » Ce qui permit également une « contre-offensive » des communautés et notables juifs de l’Ouest pour défendre ceux de l’Est, donnant naissance à une « internationalisation de la lutte contre l’antisémitisme » et à la création de plusieurs organisations.
Le mouvement s’inverse dans les deux périodes suivantes, avec l’essor de l’antisémitisme de 1914 à 1933, qui devient une « puissance mondiale » de 1933 à 1945. Dans les années 1920, le développement des violences anti-juives qui avaient marqué les dernières années de la guerre est stimulé par la peur de la révolution bolchévique en Russie et des guerres civiles en Europe centrale. Les nouveaux États, mal encadrés par le traité des minorités annexé au traité de Versailles et la création de la SDN ne parviennent pas à garantir les droits civiques. Ils sont les uns après les autres investis par des mouvements antisémites (Allemagne, Pologne, France, Hongrie, Roumanie, etc.). Les luttes contre l’antisémitisme se heurtent au triomphe des organisations qui le portent, à commencer par celles d’Hitler. Il n’y a plus de décalage entre les préjugés populaires et les mouvements à la tête des États. S’engage alors le processus qui aboutira, dans les années 1940, à la destruction par les nazis de la quasi-totalité des Juifs européens.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les organisations antisémites, étatiques ou indépendantes, sont démantelées et interdites. Pourtant, les préjugés populaires demeurent tout au long de la guerre froide. Ils prennent d’autres formes comme, par exemple, la mise en doute sinon la négation de la Shoah qu’attisent d’anciens collaborateurs ou des négationnistes (Louis Darquier de Pellepoix ou Robert Faurisson et Serge Thion en France). Le racisme non plus n’a pas disparu, il a seulement des expressions différentes dans les deux blocs. À l’Ouest, après des politiques parfois timides, les condamnations s’imposent avec le démantèlement des forces d’extrême droite ; tandis qu’à l’Est, la fermeté des positions officielles n’empêche pas des poussées antisémites spontanées telles que le pogrom de Kielce (Pologne, 1946), qui reprennent les vieilles rengaines catholiques anti-juives comme l’accusation de meurtres rituels. On voit également, dès les dernières années de Staline, l’évolution des pouvoirs en place qui instrumentalisent l’argumentation antisémite classique en l’habillant d’un vocabulaire antisioniste.
Surtout, écrit Mazower, l’histoire de l’antisémitisme s’est alors « transformée sous l’effet de deux changements géopolitiques fondamentaux ». Il cite l’émergence des États-Unis, dont la conception de l’antisémitisme devient « une référence à l’échelle mondiale », et la création d’Israël avec l’apparition de la question palestinienne. C’est la métamorphose principale. « Déraciné de son terroir d’origine, le concept d’antisémitisme acquiert dans ce contexte inédit de nouvelles connotations politiques. » Son raisonnement – pas toujours facile à suivre du fait de ses multiples digressions – est fondé sur des analyses détaillées et très riches des controverses qui, de tous les côtés, contribuèrent à cette métamorphose. Par exemple, aux États-Unis, la confrontation des émigrations juives d’Europe qui bénéficiaient immédiatement des droits civiques avec les discriminations et le racisme anti Noirs toujours liés à l’esclavage a donné des résultats contradictoires selon les périodes (sujet d’un passionnant chapitre 7). Ils étaient déterminés par la manière « dont les États-Unis de la fin du XXe siècle affrontaient leur héritage historique de discrimination raciale ».
En fait, dès les années 1970, des voix se sont élevées pour revoir la définition traditionnelle de l’antisémitisme. La publication en 1974 d’un ouvrage, The New Anti-Semitism, signé d’anciens responsables de la plus importante organisation juive de lutte contre l’antisémitisme, l’Anti-Defamation League (ADL), a fait mouche. Ses auteurs invitent à réfléchir sur un nouveau phénomène : l’antisémitisme n’est plus seulement une accumulation de vieux préjugés de haine des Juifs, mais consiste principalement en des actes et des propos hostiles envers Israël. Cette nouvelle judéophobie s’imposerait à gauche, en même temps que le puissant refus de la guerre au Vietnam, le tout porté sur les campus par des groupes « communistes trotskistes » et autres gauches radicales.
D’abord dénoncée par l’État israélien, qui voit dans cette dénonciation un moyen de justifier ses réactions à la politique jugée génocidaire des Palestiniens, cette montée d’un « nouvel antisémitisme » transforme toutes les attaques contre Israël en actions antijuives. Mazower décrit les multiples conséquences d’une telle appréciation. Retenons-en deux.
D’une part, des organisations juives et israéliennes ont concentré « leurs efforts sur la sensibilisation internationale à l’antisémitisme », elles ont créé des institutions, organisé des rencontres et formations, poussé à l’adoption de lois popularisant le nouveau concept. Une entreprise, poursuit Mazower, qui a coïncidé avec la montée en Israël d’une vision « ethno-nationaliste de l’unité mondiale de tous les Juifs », tendance qui met « en exergue le lien prétendument indissoluble entre le ‘’peuple juif’’ et ‘’l’État juif’’ ». Ce qui entretient la confusion entre l’antisémitisme et l’antisionisme. D’autre part, l’idée de stabiliser une définition standard de l’antisémitisme, tant sur le plan idéologique qu’administratif, a rapidement émergé. Comment repérer, comptabiliser, les actions antisémites sans un tel standard ? Il s’agit, selon la formule ironique de Mazower en titre de son neuvième chapitre, d’établir « la nature même de la chose ». C’est d’autant plus inquiétant que la définition de l’antisémitisme « varie selon les époques et les lieux ».
Ici, Mazower s’en prend longuement à la définition « opérationnelle » adoptée, sous diverses pressions, par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), organisation intergouvernementale fondée en 1998. Devenue la référence, la définition dite de l’IHRA a largement été reprise à l’échelle internationale. Succincte et mal formulée, secondée par des « exemples illustratifs » annexés, qui pour certains concernent surtout l’État d’Israël, elle entretient, selon Mazower, la confusion entre « exprimer des critiques virulentes à l’encontre d’Israël » et être antisémite. Il la juge même dangereuse car « elle brouille les différences essentielles » comme, par exemple, celle entre la volonté d’éliminer toute vie juive en Palestine et l’exigence de droits égaux pour les Arabes vivant dans l’État juif. À ces concessions à la notion de « nouvel antisémitisme », l’auteur oppose la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, adoptée par un groupe d’universitaires et de chercheurs spécialisés, en réponse à l’IHRA, en 2016. Elle offre notamment « une analyse particulièrement utile de la question fondamentale – celle de savoir à partir de quel moment la critique d’Israël devient antisémite ». La lecture de cette déclaration accessible sur internet est effectivement convaincante.

Il n’en demeure pas moins, au-delà de ces controverses taxinomiques, qu’il existe bel et bien une recrudescence de l’antisémitisme ces dernières années. Elle touche tous les milieux, y compris à gauche. Qu’elle soit nourrie par les violences de la guerre menée à Gaza par Israël suite aux attaques terroristes du Hamas le 7 octobre 2023 est évident. La cruauté des actions du gouvernement et de l’armée de Netanyahou contre les Palestiniens y contribue. Tout comme l’extension de la colonisation de la Cisjordanie. Elles sont vivement condamnables. Mais y répondre par des attaques contre « les Juifs » ou « les sionistes », c’est tomber dans l’antisémitisme.
Quand Mark Mazower se limite, en tant qu’historien, à l’étude de l’évolution d’une notion et de son instrumentalisation, il se tient à distance des polémiques en cours. Jusqu’au moment où, en tant que professeur à l’université de Columbia, il se trouve face à la réalité d’étudiants qui protestent contre la brutalité de l’offensive militaire à Gaza. Des discussions « sans précédent » débouchent sur des manifs et contre-manifs, chacune avec des mots d’ordre inattendus. Étonné, il écoute ce qui se dit sur les massacres à Gaza, et confie : « je ne comprenais pas que des étudiants de toutes origines et de toutes confessions puissent être calomniés pour avoir dénoncé les terribles événements qui se déroulaient à Gaza, un massacre continu d’innocents […] Pouvait-on sérieusement considérer les étudiants qui les défendaient comme des antisémites ? ». C’est la question de son livre.
