Un vrai Nobel de littérature

« Tant crie-l’on Noël qu’il vient », clame Villon en refrain de sa « Ballade des proverbes » pour tenter de retrouver la faveur de son mécène, l’immense poète Charles d’Orléans. Ainsi l’amateur de littérature salue-t-il un Nobel attribué à László Krasznahorkai, un prix qui porte enfin clairement son nom.


Car il faut le noter sans esprit de polémique mais par simple souci de vérité, même le plus honorable des prix littéraires ne récompense pas toujours la littérature, ce qui s’explique d’abord par le fait que les œuvres de plume dont le but principal, sinon unique, est de créer par le texte un objet d’art, c’est-à-dire de susciter, chez l’amateur, une sensation irrésistible et presque étouffante de beauté, eh bien ! ça ne court pas les rues !

Et puis les jurés d’un prix littéraire, n’importe lequel, sont des citoyens enfoncés jusqu’au cou, comme les autres, comme nous, dans le marigot de l’actualité, cette réalité considérée à tort comme plus excitante que la médiocrité du quotidien. Aussi ne doivent-ils pas être blâmés de succomber le plus souvent à la pression de chaque mode qui passe, ce qui les oblige à distinguer ce dont tout le monde en même temps parle : les dernières nouveautés « de société », les soubresauts divers, provisoires ou appelés à devenir pérennes, de l’économie, de la politique, de l’écologie, de la science, de la morale, du conditionnement légal ou non de la sexualité humaine, de la situation globale des communautés, ou singulière des individus, bref de ce qui est sujet de conversation et d’attention pour « l’universel reportage », comme dit Mallarmé.

Donc, non seulement on n’a que rarement l’occasion de rendre hommage au pur culte de la beauté littéraire, mais il arrive aussi, de-ci, de-là, que le flux entrecroisé d’événements dits médiatiques empêche les jurys les plus capés d’attraper dans leurs seines quelques valeurs indiscutables au lieu de les laisser filer.

Pour se limiter au cas de la France, ni Proust ni Bernanos, ni Cendrars ni Michaux n’ont eu le Nobel, et il ne faut pas oublier que Sully Prudhomme, humaniste lénifiant et cossu, fut le premier chez nous (et au monde) à se voir honoré comme Commandeur des Bien-Pensants littéraires, malgré la remarquable faiblesse formelle de ses tartines philosophiques.

Krasznahorkai, lu partout sur la planète cultivée, reconnu chez lui et à l’étranger mais jamais bestseller, est à l’évidence un écrivain pour happy few, d’où la surprise et l’émerveillement de le voir porté au pinacle et par là même promis à une bien plus large reconnaissance. Mais aucun écrivain majeur, et celui-ci en est un, n’est hors sol. Celui-ci peut-être moins encore qu’un autre. Il n’est jamais question chez lui, et cela dès son premier roman, Tango de Satan (1985), terrible récit des intermittences de la cruauté et de la compassion, de se tenir loin des préoccupations communes, jamais de se cantonner à un culte hautain de l’art pour l’art. Dans aucun de ses livres ultérieurs, même ceux écrits après 2000, après la découverte éblouie de l’esthétique extrême-orientale, on ne trouverait un signe de condescendance à l’égard des gens ordinaires, « ceux qui ne sont rien » comme les a si explicitement définis un politique qui n’a pas fini de le payer.

Le baron Wenckheim est de retour, de László Krasznahorkai
László Krasznahorkai (2018) © Jean-Luc Bertini

La prose de Krasznahorkai, qui si fréquemment met en scène la violence, prose chargée d’une exécration pour la guerre et l’indécence du pouvoir, donc tissée de haines militantes ou domestiques dirigées contre l’abus de ce pouvoir, ne fait pas l’économie de l’engagement et rayonne d’empathie envers les laissés-pour-compte de ce que Fourier nommait prémonitoirement « Civilisation », soit la société féroce et inégalitaire où nous croupissons.

Ce n’est pas non plus une œuvre élitaire que la sienne. Ou difficile à lire, bien qu’elle rende grâce, dans Petits travaux pour un palais (2018) par exemple, à des artistes qui ne sont pas forcément familiers à tous les lecteurs – mais ceux-ci trouveront peut-être, dans la splendeur de ce livre, une impulsion forte à aller voir sur pièce de quelles admirations de l’auteur il s’agit. De même que Le dernier loup (même année), ode à la beauté de l’animal sauvage, devrait conduire ses découvreurs, par la voie naturelle de la réflexion sur le vivant, à une appréhension concrète de l’écologie.

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Seulement voilà : au lieu d’être un reportage édifiant sur la mort des bêtes, ce chef-d’œuvre est avant tout l’expérience ensorcelante de l’effet que peut produire sur la sensibilité de chacun la magnificence d’une écriture. Sensibilité qui passe, comme dans toute œuvre d’art authentique, par un mixte indissociable de bonheur intellectuel et de faiblesse dans les genoux. Expérience en premier lieu physique, d’une phrase ininterrompue de soixante pages, virevoltante et ludique, limpide et exaltante. Comme une envolée lyrique de Sonny Rollins, elle avance, recule, brasse le petit fait vrai et les spéculations éthiques, s’entortille autour du corps du lecteur et le ligote jusqu’au finale incandescent.

Pas difficile, pas réservé aux doctes, l’enchaînement de morceaux de bravoure qui constitue le premier mouvement du Baron Wenckheim est de retour (2023) : il suffit de n’opposer aucune résistance au texte qui sait si admirablement où il va et jamais ne s’embourbe, et dont les éléments visuels et sonores (une vision et une sonorité jaillies du papier) bénéficient, il faut le dire, du génie sans raideur ni affectation de recherche de la traductrice attitrée de Krasznahorkai en notre langue, Joëlle Dufeuilly.

"Le Baron Wenckheim est de retour", László Krasznahorkai
« Le Baron Wenckheim est de retour », László Krasznahorkai (Détail) © Cambourakis

Comme Imre Kertész, autre Prix Nobel hongrois, qui fut son ami, comme Péter Nádas, Krasznahorkai est issu d’une famille juive. Son humour en est marqué, énorme et glaçant, à l’image des nombreux et inquiétants obèses, effroyablement diserts, qui peuplent son œuvre et dont l’unique personnage non mutique du Cheval de Turin (2011), l’admirable et dernier (définitivement dernier, semble-t-il, hélas !) long métrage de Béla Tarr, dont Krasznahorkai est ici le coscénariste, constitue l’indépassable parangon.

Brutalement, grossièrement « ce monstre délicat » vient interrompre, en messager d’une apocalypse bouffonne, qui pourtant aura lieu, le huis clos morbide d’un couple de paysans qui vivent en cloportes, sans culture ni pensée dans la plaine hongroise malmenée par le vent. L’immense logorrhée de l’obèse enveloppe les deux malheureux d’un flot de paroles à la fois jubilatoires et terrorisantes où la méchanceté foncière de l’humanité se drape dans les oripeaux d’un langage qui a rompu ses digues : l’histoire de la communauté juive de Hongrie, victime du pire depuis la dictature de Horthy, se lit aussi sous la perfection poétique de l’écriture.

Il n’est pas vain en effet de se demander pourquoi cette prose, qu’on pourrait aussi bien qualifier de partition, est si constamment, si évidemment poésie, malgré la masse de trivialités, renseignements factuels, anecdotes, opinions, conjectures, convictions qu’elle charrie. C’est qu’elle est tout entière perfection formelle, combinatoire de rythmes et de mélodies, et non point accumulation de choses, de mots ou d’idées qu’il y aurait seulement à faire connaitre au lecteur pour en quelque sorte révéler, compléter ou bouleverser sa connaissance objective et rationnelle du monde : ah ! vous m’en direz tant !

Pas besoin qu’on dise, besoin qu’on enchante, qu’une puissante et séduisante imagination me malaxe cerveau et cœur et par là, peut-être, accessoirement, par un effet secondaire de l’écriture qui construit d’abord, pour la beauté pure et non pour l’utilité, des formes et non pas des informations, qui saturent d’ailleurs tout, et transmet aussi de l’information transformée en beauté.

Ces formes poétiques de la langue, ces fleurs inconnues, brillent d’une immédiate et éclatante lumière qui se suffit à elle-même. Mais il arrive qu’elles recèlent parfois de l’enseignement et même de la doctrine, en somme des vérités qui infusent en moi sans qu’on me les ait fait entrer de force dans le crâne, provisoires évidemment, et révisables, tout comme en science.