Avec Simon Johannin, les éditions Denoël inaugurent « Locus », une nouvelle collection de textes consacrés aux friches, aux ruines et aux lieux oubliés. Dans ce premier récit, l’auteur explore les vestiges de Sainte-Anne, bagne pour enfants du Second Empire sur l’île du Levant au large de Toulon.
On le sait, l’objet livre est un lieu de rencontre. Entre l’auteur et son lecteur, bien sûr, entre l’écrivain et les vies, fictives ou non, qu’il choisit de retracer, de manière encore plus évidente, mais aussi entre un auteur et un éditeur. C’est ainsi que Simon Johannin, talentueux écrivain poético-romanesque jusqu’à présent fidèle aux éditions Allia, rencontre « Locus », la nouvelle collection des éditions Denoël. « Tout lieu abandonné est une énigme. […] Faire le récit d’un lieu déserté, c’est ressusciter les âmes qui l’ont peuplé, et raconter les raisons de leur exil », voilà la promesse de l’éditeur à propos du Fin chemin des anges, septième ouvrage de Simon Johannin.
C’est bien d’exil qu’il s’agit de prime abord, ou plutôt de fuite vers un dehors. Le narrateur, dont on apprendra un peu plus tard qu’il se nomme Lucas, arrive à Toulon, à la recherche d’un point de fuite : « Un endroit sans bruit, sans personne, sans rien d’autre que quelques pierres et un peu de silence. C’est comme ça que j’ai su qu’il me fallait une île ». Ce récit débute un peu à la manière de Nino dans la nuit, roman coécrit en 2019 avec Capucine Azaviele, et son héros parti s’engager dans la Légion étrangère pour échapper à sa vie. Mais ici cette fuite est un leurre puisqu’elle ne fera pas l’objet du récit, ou plutôt, la tentative de fuite du narrateur en rencontre une autre venue l’interrompre pour faire de lui le dépositaire de son récit à elle. Lucas, arrivé sur l’île du Levant, au large de Toulon, se retrouve à errer près des vestiges de Sainte-Anne, ancien bagne pour enfants sous le Second Empire.
Avant de s’arrêter sur le contenu formel du Fin chemin des anges, il faut d’emblée préciser que l’ouvrage se veut avant tout documentaire. C’est ainsi que le texte est encadré de deux « seuils », un ensemble de documents photo en début de livre et, en annexe, la reproduction de plusieurs lettres issues des archives du Var, dont d’autres sont par ailleurs disséminées dans le récit. Le lieu en question est, de son nom officiel, la Colonie pénitentiaire agricole d’enfants, dont les bâtiments sont aujourd’hui devenus une caserne. Il s’agissait alors d’un lieu privé, comme il en existait bien d’autres, fondés par de riches philanthropes (mot à entendre bien sûr avec toute sa charge négative et critique, lire à ce propos le passage du Manifeste du parti communiste intitulé « Le socialisme conservateur et bourgeois »), où étaient enfermés jusqu’à leur majorité des mineurs délinquants, comme on dirait aujourd’hui, dans le but de les « réhabiliter », « par le travail, l’éducation et la prière », avant d’être envoyés, une fois adultes, ou bien à l’armée, ou bien au bagne, le vrai. Ces lieux étaient en réalité des entreprises lucratives qui faisaient travailler de force les détenus tout en se faisant rémunérer par l’État français.

Ici, il faut noter que le récit de Simon Johannin, comme ses autres œuvres, se signale par sa complexité formelle : la fiction initiale comme détour pour atteindre la documentation réelle, fiction qui détourne l’attention dans les premières pages, comme pour faire miroiter au lecteur à la fois le rêve d’évasion et le rejet de la société pour mieux l’emmener dans une horreur qu’il ne soupçonnait pas, ou encore le recours au tutoiement. Ainsi, la première fiction n’est pas un prétexte puisque tout le récit de Louis, l’adolescent bagnard dont il va s’agir de retracer la vie, est envisagé selon le point de vue du narrateur via le tutoiement. Ce procédé est récurrent chez Simon Johannin qui, notamment dans Nino dans la nuit ou Le dialogue, a toujours esquissé l’envie d’une narration à la deuxième personne. Le « tu » omniprésent ancre ainsi profondément dans le récit l’essentielle rencontre entre le personnage fictif et l’enfant réel adossé au support des archives que l’auteur a pu consulter.
La courte vie de Louis est ainsi exprimée et retracée à la deuxième personne. Ici, le ton du récit offre ses plus belles pages dans la tension entre la présence/absence du disparu qui se dérobe autant que se dérobe l’horreur de ces enfants livrés aux pires traitements jusqu’à la révolte finale vers laquelle culmine le roman. Cependant, c’est aussi cette deuxième personne qui trace les limites de l’expérience esthétique que nous propose Simon Johannin. Là où il excellait dans ses précédentes œuvres à faire ressentir l’intimité d’un corps dans toute sa dimension charnelle autant que la sensation du contact de ce corps avec le monde, ici, le choix de raconter une autre vie que celle de son narrateur ouvre un gouffre dont il faut bien constater que l’auteur peine à choisir le côté où se stabiliser.
L’écriture n’est pas sans un certain maniérisme, à l’exemple de ces pages en majuscules dont on peut douter de l’effet. Mais le principal problème du récit tient plutôt dans la difficulté, dans ce dialogue à une seule voix, à faire réellement exister l’enfant Louis. La voix de Lucas, le narrateur, est ainsi omniprésente, au-delà du fait qu’il est l’énonciateur principal, un peu à la manière d’une voix off dans un documentaire. Le commentaire du personnage, dont on peut supposer sans trop en douter qu’il épouse à peu près celui de l’auteur, vient se surimposer de manière presque continue, laissant bien peu de place pour que le lecteur puisse être réellement face à ce dont Simon Johannin entend offrir le récit.
Le fin chemin des anges demeure une lecture haletante qui a le mérite de porter en littérature un aspect peu connu de l’histoire carcérale française, mais il est finalement dommage de constater que la dimension de commande de l’ouvrage, ou en tout cas de « cahier des charges » induit par la collection, ne permette pas pleinement à l’auteur de s’approprier son objet pour en livrer la parole incandescente et poétique qui, dans le reste de son œuvre, fait la puissance de son écriture.