« Oui, la révolution aussi, j’avais la flemme »

Simon Johannin revient au roman ! Dans une œuvre habitée par la question formelle, le jeune écrivain avait pourtant semblé, après Nino dans la nuit (écrit avec Capucine Johannin), s’orienter durablement vers la poésie. Même son précédent livre, Le dialogue, jouait avec les genres littéraires. Mais avec Ici commence un amour, la narration demeure subordonnée à un profond travail d’écriture et de mise en abyme, par lequel il nous livre un texte beau et puissant.

Simon Johannin | Ici commence un amour. Allia, 256 p., 17 €

On a pu, à propos de Johannin, parler d’une écriture « érotique », au sens où son travail part avant tout du désir et du corps, ou plutôt de la manière dont le désir affecte le corps et structure un rapport au monde. Cela semble plus que jamais vrai avec ce livre qui nous offre, au sein d’un vertigineux travail de narration, le condensé des obsessions de l’écrivain. 

On y découvre Théo, écrivain qui évolue entre Marseille et Paris, dans les milieux interlopes que sait si bien décrire Johannin. D’emblée, le personnage se situe comme double fictif de l’auteur, au point de nous livrer au milieu du roman son propre texte, le récit à la première personne… d’un écrivain. Le procédé pourrait sembler artificiel s’il n’était l’occasion d’une expérimentation des limites de l’écriture autant qu’une mise à distance de toute tentation de chercher derrière le récit des « clefs » ou des indices sur la personne réelle de Johannin. L’auteur évacué, nous voici donc aux prises avec Théo, que hante sa récente rupture avec Gloria. Roman de l’absence autant que de la quête, de soi, de l’autre, Ici commence un amour poursuit l’exploration d’une forme de lyrisme élégiaque qui caractérisait déjà le versant poétique de l’œuvre de Johannin. Platon nous le disait dans Le Banquet : le désir est toujours pris entre la présence et l’absence, entre la possession et le dénuement. On ne peut désirer que ce que l’on ne possède pas et en même temps, si l’on ne connaissait pas ce que l’on désire, on ne le désirerait pas. Dans le roman, Gloria affirme ainsi une constante présence-absence, que le narrateur se remémore, avec laquelle il dialogue, sans qu’il soit jamais possible de se repérer avec précision dans une chronologie. De ce parti pris naissent deux formes d’écriture : d’un côté les dialogues entre Théo et Gloria, de l’autre les fragments poétiques, signalés en italique dans le texte, qu’il écrit au sujet de son amour perdu. 

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Son travail part avant tout du désir et du corps, ou plutôt de la manière dont le désir affecte le corps et structure un rapport au monde.

Qu’est-ce qu’écrire et qu’est-ce que parler quand tout en nous semble étranger ? L’écriture, qui navigue entre récit, prose poétique et dialogue, surgit au sein d’un travail protéiforme de la langue, surgissement de ce qu’on ne saurait refouler, ainsi que l’affirme d’emblée le narrateur : « L’instant ne connaît aucune libido consacrée à écrire et je voudrais, encore une fois, que ça jaillisse, que par moi se crache une vérité bien plus haute que mon ciel, que s’enchante, en quelques pas, en quelques phrases, un monde aussi terne que la mort, pourtant relevé de cette magie opérée par les mots. » Tout le travail de Johannin se situe dans ce « je voudrais » dont il n’est jamais dupe et où peuvent s’incarner toutes ses pulsions expérimentales.  

Simon Johannin | Ici commence un amour.
« Romance », de Dana Schutz (2006) © CC BY-NC-SA 2.0/Gandalf’s Gallery/Flickr

C’est bien cela qui fait la force de son récit, un travail dans l’interstice des affects les plus troubles. Le désir pour Gloria est autant amour que désir de possession. Le désir est une force qui doit surgir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la mise en abyme centrale où l’auteur élabore et extériorise un nihilisme radical. Ce passage, intitulé « Le Misérable », est bien circonscrit, à la fois par la mise en page (il dispose d’un titre autonome et se sépare du reste du récit) et par les personnages eux-mêmes. L’ami de Théo, Marcus, donne ainsi, dès la reprise du récit conducteur, un avis sur la possible réception du texte enchâssé, choquant politiquement et moralement condamnable. La morale est sauve et le récit de Simon Johannin met à distance toute équivocité… du moins en apparence. Ce nihilisme se répercute en réalité tant sur Théo que sur l’auteur lui-même. Si la littérature peut prendre en charge la rage contenue pour la transfigurer, ce n’est qu’à condition de l’affronter réellement. 

Ici commence un amour traite de la question, ô combien vive, de la morale en art. Mais il la traite précisément en tant que question, ou plutôt en tant que matière esthétique, à travers les réactions des personnages, dont le travail sur la phrase prend en charge le caractère viscéral. Il faut d’ailleurs noter la dimension à la fois profonde et drôle de la galerie de personnages et d’opinions que nous propose Johannin. Il serait pertinent de rapprocher ce roman sur certains points du Cher connard de Virginie Despentes où elle faisait également dialoguer des types pour incarner les fractures de l’espace public et médiatique, à ceci près que là où cette dernière ne parvenait pas réellement à dépasser le dire d’une dimension pleinement pamphlétaire, Simon Johannin lui fait, il fait littérature. À ce titre, Johannin sait se faire moraliste plutôt que moralisateur. La différence est de taille !

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Le roman est animé jusque dans sa langue par la quête d’une forme d’absolu.

Le roman est animé jusque dans sa langue par la quête d’une forme d’absolu. Mais là aussi, Johannin sait prendre les choses de biais. Si les thématiques classiques de la mystique, à savoir Dieu et l’âme, sont récurrentes dans le roman, la vision proposée par l’auteur, détachée de tout contexte religieux précis, s’exprime dans une recherche d’adhésion totale entre l’être et le monde, mais une adhésion impossible, d’où la profonde mélancolie que l’on ressent. « Bien des choses nous sont cachées en ce monde ; en revanche nous avons la sensation mystérieuse du lien vivant qui nous rattache au monde céleste ; les racines de nos sentiments et de nos idées ne sont pas ici, mais ailleurs. » Une recherche de spirituel qui trouve son apogée dans l’une des scènes fortes du récit où Théo se fait tirer les cartes du jeu de tarot. La scène se déploie sur plusieurs pages et nous livre une réelle exégèse qui nous fait autant pénétrer dans les arcanes de la discipline qu’elle n’offre au texte une puissance incantatoire qui va au-delà de la seule mention du nom des cartes.  

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Le lecteur superficiel verra aisément dans ce roman une œuvre pessimiste, mais ce serait en réalité passer à côté de la force charnelle du projet esthétique de Johannin. Le monde est révoltant, et l’écrivain sait avec justesse disséminer dans le texte les marqueurs d’une conscience politique. Cependant, la perspective révolutionnaire semble bien lointaine… et les forces manquent. De ce désarroi surgit pourtant la persistance du désir, désir pour la vie, pour l’autre et surtout désir embrassé dans toute son équivocité, et en cela matrice d’une écriture sans cesse renouvelée. La rage qui s’exprime dans ces pages dépasse le nihilisme précisément parce qu’elle se fait créatrice jusque dans l’impasse amoureuse que représente le couple de Théo et Gloria. Gloria, la figure insaisissable autour de laquelle gravite le roman et dont le nom évoque les élans révoltés de « ¡Viva la Gloria ! », la chanson de Green Day. Mais là où Billie Joe Amstrong écrivait « Say your prayers and light a fire, we’re gonna start a war », Johannin écrit « Gloria, née de l’incendie d’un soleil sans fond. Ton prénom, la destruction de l’amour, la dernière nuit d’un monde, d’une ville antique entravée de ses sens. Tu voudrais que tout disparaisse dans les flammes quand tu ne consumes que toi-même. » Du punk rock au roman, le feu est d’autant plus fécond qu’il est destructeur.